Dans la grotte des viscères
Il y a des mots qui ont une bouche de mime. D'autres ont des nœuds comme des planches de pin. Je ne me cache plus pour écrire. J'en ai fait ma maison, ma route, mon pays. Je porte même des voyelles en guise de souliers, un accent circonflexe à la place d'un chapeau. Je cale mon bureau avec une consonne. Je fais des ronds de fumée qui ressemble à des mots. Mon squelette est un coffre où j'empile des lettres. Que de silence en moi ! Je dois tendre les mains pour recueillir des phrases. Peu m'importe d'être à l'heure. J'écris comme ça vient. Qui se veut à la mode, un autre le dépasse. Je parle seul pour habiller les heures. Je mêle ma parole au murmure des feuilles. On peut aller d'un mur de pierre à sa ruine future comme d'un arbre nu à l'arbre tout en fleurs. Je vais où le soleil dialogue avec l'ombre.
Quand l'herbe rend sa copie, il n'y a rien à corriger. Quand le monde rend la sienne, il faut raturer l'homme. J'ai commencé sans mots, sans encre, sans papier et mon cercueil sera mon dernier livre. À quoi bon ce costume ? Je suis l'ortie et le saumon, le chevreuil et la pierre, la sève et la salive. Je suis ce que j'écris. Je tambourine à la porte du monde. Je cherche l'arc-en-ciel parmi les mots perdus et les phrases égarées, un fleuve qui s'étire dans le vocabulaire, un sentier tout de travers dans les terres mentales. Donnez-moi une grimace, j'en ferai un sourire. Je fais briller ma langue parmi les épluchures. J'enterre des mots dans le fond du jardin. Les vers de terre font le reste.
L'espérance est blessée. Je dois rafistoler son cœur avec des souvenirs, du fil à coudre, des guenilles de lumière. Je dois mettre du sens dans le trou de mon corps, de l'encre sur la page. Depuis que ma mère est morte, je dors dans sa matrice. Je la garde vivante. Je renais chaque matin mais le monde est si vaste. J'ai appris les abeilles, l'orthographe, les luges. Je n'ai pas appris l'homme. En dehors du bruit, de l'agitation et du trafic des monnaies, la vie poursuit la vie. La sève continue. Le rêve vient panser les blessures du réel. L'hiver, j'écoute la douleur des herbes sous la neige, le courage des racines. Au printemps, je me relève en elles, gorgé de sève. Je guette l'affolement des insectes sous les pas du marcheur, l'échange des caresses entre la pluie et la poussière, le dialogue du pollen avec les odeurs. Par la germination, la vie reste fidèle aux origines.
Mon crayon est une abeille butinant sur la page. L'encre du miel nourrit la ruche des images. L'appel des étoiles remplit la cruche. Les alvéoles des mots recomposent une phrase. J'ajuste ma raison aux radars des insectes. Les aphorismes chantent. Les métaphores stridulent. Des éclairs s'allument pour les yeux des enfants. L'école des promesses ouvre toutes ses portes. Il suffit pour recoudre la terre de quelques fils d'herbe verte. Dans le bruissement des feuilles, je retrouve mon oreille d'enfant. J'escalade le monde par l'escalier des fleurs. Je lis dans les pétales, les racines, les tiges comme ces aruspices déchiffrant les présages dans la grotte des viscères.
J'ai appris l'arc-en-ciel, la mangrove, le cerf, la chevelure du vent sur la tête des blés, le chant des tourterelles, la nudité des larmes désarmant le malheur. J'ai appris de la pierre, de l'herbe, de la pluie. Je n'ai pas appris l'homme qui signe d'une croix le désastre du monde, l'homme à genoux, l'homme à fric, l'homme de guerre, prodigue du sang des autres et des larmes d'enfant. Pour arriver à tout, il faut partir de rien, du plus bas au plus haut, de l'ombre des falaises à l'éclat du soleil. Les mots servent à voir. Le corps du texte se hisse sur ses talons comme les plantes sur les talus. Il suffit de si peu. La légèreté de la sève tient les arbres debout. J'accroche mon espoir au lichen qui apaise la pierre, au lierre qui enjambe le mur, à la rosée portant le soleil dans les nids de poussière, à l'énergie des abeilles dans le bleu des lavandes. Écrire est un travail de pauvre. Il faut se dépouiller et laisser aux mots toute la richesse du monde.