Les architectes de l'invisible

J'ai l'intuition parfois de ce que sont les gens, c'est vraiment étrange mais j'entends ce qu'ils se disent, ce qui se trame dans leurs têtes. Ca me fait un peu peur aussi parce que j'entends des choses qui ne sont pas très jolies, qui sont effrayantes.

Mais j'aime bien ça, entrer dans la tête des gens, c'est comme un jeu, il me suffit d'avoir quelques indices, le mot de trop, le geste de trop, rien de bien dramatique et puis je me mets à entendre, c'est une logorrhée de mots, ça se déverse en moi à une vitesse infernale.

C'est fort et en même temps ça fait un peu peur.

Mais j'aime ça.

Et puis les gens sont assez prévisibles, ils se ressemblent tous, ils croient qu'ils sont différents mais ils ont les mêmes rêves, les mêmes envies et les mêmes médiocrités. Il y souvent plus d'ombre que de lumière et cette ombre fait peur, elle se tient là, toujours à la lisière, elle sait bien se cacher, elle se réveille parfois, elle se met à rugir parfois, elle a un étrange pouvoir, elle peut bouffer un homme comme ça, d'un coup, le transformer en un monstre. Il faut se méfier de l'ombre mais ils ne savent souvent pas qu'elle est en eux, qu'elle attend, qu'elle est patiente, ils trouvent toujours de bonnes raisons pour expliquer l'ombre mais ils se mentent, ils n'arrêtent pas de mentir.

Mais je ne vais pas trop m'attarder à les écouter, il y a tellement de choses à faire, comme par exemple écouter une personne qui est toute lumière, c'est très rare, à vrai dire, ça n'arrive pratiquement jamais mais il y en a. Et c'est très différent, c'est pas pour dire qu'ils sont parfaits, ils ont certes leurs petits défauts mais ce n'est rien de grave, mais il y a en eux cette lumière, une lumière très vive. Et j'aime cette lumière. Elle m'inonde, m'éblouit, me rend doux, très doux. C'est la lumière des gens qui sont bons, qui aspirent à la bonté. C'est la lumière des gens simples, qui parlent peu, qui n'ont souvent pas grand-chose à dire. C'est la lumière des gens qui permettent au monde de durer, personne ne sait qu'à force de bonté ils empêchent la haine de s'emparer, de détruire le monde.

Personne ne le sait, personne ne doit le savoir. C'est un secret dangereux.

Et moi, j'aime les écouter, j'entre avec grand bonheur dans leurs têtes, je ne me pose même pas de questions, tout y est tellement bon, tellement joyeux, on y respire le grand air, l'air de la générosité, l'air de la bonté. Et quand j'y suis, croyez-moi, je n'ai aucune envie d'en sortir, c'est comme être sur un vaste océan calme et limpide et on sait que ça va longtemps durer, on sait que cette beauté n'est pas qu'un rêve, qu'elle est bien réelle et qu'elle est éternelle.

A quoi pensent les gens qui sont bons ?

Je ne peux vous le dire, je ne peux vous révéler leur secret, j'épie les âmes mais je ne suis pas un espion.

Il faut seulement savoir qu'ils ne veulent pas succomber à l'ombre, ils sont comme nous, guère différents de nous, mais il font tout pour éloigner l'ombre, pour le confiner dans un coin, pour le taire, pour l'empêcher d'exister, de s'éveiller, de les envahir. C'est un combat, c'est dur, très dur, mais ils savent comment s'y prendre.

Et l'ombre n'arrête pas de gémir, elle est là, tapie comme un serpent qui sait attendre, l'ombre leur dit des choses, leur parle de vanité, de pouvoir, d'argent, du paraître, l'ombre sait insinuer en eux sa perfidie, elle est très subtile, elle attend le moment propice pour s'emparer de sa proie.

Mais les gens qui sont bons savent ce qu'il faut faire, ils savent qu'à force de générosité, de douceur, d'amour des autres, de compassion, l'ombre finit par s'en aller, pas toujours, pas complètement mais elle sait qu'elle n'est pas à sa place ici. Elle ne se résignera pas pour autant à cette défaite, pas l'ombre, jamais mais elle sait que la bonté, en ce lieu, est le plus fort.

Et j'adore, oui j'adore écouter les gens qui sont bons, qui sont simples. Et si seulement ils pouvaient peupler toute la terre, habiter partout, dans tous les pays du monde, pour semer la paix, pour inventer une autre manière d'être. Si seulement. Mais ils sont peu nombreux et de toute façon ils ne veulent rien démontrer aux autres, ils n'éprouvent pas le besoin de séduire, eux, de parler pour ne rien dire. Ils aiment bien le silence mais c'est un silence assourdissant. Car derrière ce silence il y a les rythmes de l'amour, de la tendresse et de la bonté.

Les gens qui sont bons sont ainsi.

Ils ne foulent pas la terre, ils sont parmi nous mais ils sont d'ailleurs, on ne les voit pas, on ne les entend pas, ils sont de passage, ils ne font que passer, ils laissent dans la pierre la trace, les velléités de la bonté, ils glissent sur les terres, les mers, rien n'arrive à les retenir, rien ne peut, ne doit les retenir.

Ils sont les architectes de l'invisibles, ils tissent, tous les jours, un peu plus les songes de la bonté, ils creusent dans les interstices de l'ombre des sillons qui encensent tout ce qui bon et doux, on ne sait ce qu'ils sont, d'où ils viennent mais ils rendent le monde possible.

Et moi j'aime les écouter, je les écoute un peu plus tous les jours car ils sont bons, car ils sont essentiels.

Mais savent-ils seulement ce qu'ils sont, savent-ils le pouvoir qu'ils exercent, sûrement pas car ils sont humbles.

Si vous les voyez, un jour, mes enfants, arrêtez-vous et apprenez, du moins essayez de les écouter et vous verrez au loin se profiler la  lumière qui unit vos coeurs à la vie.

Et n'oubliez pas de leur demander, savez-vous seulement ce que vous êtes ?

Et s'ils ne répondent pas, dites leur qu'ils sont les architectes de l'invisible.

Ils sont les architectes de l'invisible.

Umar Timol