Le coeur fuit
Le cœur fuit de partout. Je cherche un sens dans l'ordinaire des jours. Le corps est comme une maison laissant passer l'orage. Les portes battent. Les clous de l'eau font craquer la toiture. Les pétales frissonnent sur les fleurs du tapis. Je dors comme un campeur sur un terrain en pente et m'éveille au matin avec les pieds dans l'eau. Je reste dans la chambre à colmater les brèches avec des vieux tissus, de l'étoupe et des mots. Je note de petits riens et je les monte en neige, en poèmes, en images, un mélange de vent, de cris, de nuages et de pluie. Rien de vraiment nouveau, la laine claire du ciel, une écharpe de brume, un collier de pollen au cou des épervières. Je ne veux pas être à la mode mais dans la suite du monde. J'enjambe l'horizon d'un pas de percheron. Je traverse le fleuve d'un vol de huard. Le soleil a mis bas dans les bourgeons qui gonflent. Tétant la chlorophylle, ils deviennent des fruits. Les fleurs du printemps soulèvent leur capuche et nous montrent leur peau.
Trop d'autoroutes trouent la montagne. Trop de torrents voyagent en citerne, de Charybde en Scylla. Le vent tricote des chaussettes avec le fil du temps. Laissez-moi mélanger la terre avec les mots, la sève des érables à l'encre du stylo. Il me vient un refrain comme le lait d'une louve nourrissant ses petits. Je cherche l'équilibre entre les gestes et les poèmes, le plaisir des enfants et le rêve des vieux, la neige et le blé d'Inde, le sifflement des merles et le bruit des tondeuses, la route d'écriture et l'accotement des marges, la rose et le sécateur, les gestes de la main et la ligne du cœur, la langue de mon père et les mots sur la page, l'amour de ma mère et la colère du juste. Je navigue sans carte entre Coltrane et Cioran, Mozart et Guillevic, les appels des grenouilles et les feux des lucioles, les lamparos et les néons. Je cherche où m'appuyer pour avancer plus loin que la monnaie d'échange.
Je voudrais voir la pluie tomber sur le sable des pages, les orties grimper sur les murs trop lisses, l'espoir enjamber le parapet du doute. Je me souviens du Richelieu. Il m'apportait l'antique savoir de l'eau, la patience des vagues à ronger les écueils. Lorsque j'habite trop loin des rives, je me sens comme un poisson retiré du vivier. Sur le vieux banc de pierre, l'été faisait la sieste. Même nos cris d'enfant ne le réveillaient pas. Un vieux sofa crevé nous servait de wagon, de calèche, d'avion, une cabane à outils de château en Espagne. On prenait le marais pour le nombril du monde et le sentier perdu pour une piste indienne. Nous nous battions pour un simple bout de bois à la forme bizarre, une bille plus grosse, une agate turquoise. Tout nous était trésor. Le temps des moissons, j'en garde les odeurs tatouées sur la peau, celle de la fenaison, de la sueur sur les bras, celles des jeunes voisines qui apportaient à boire.
Je ne savais pas encore naviguer sur la page mais je parlais aux bêtes un idiome inventé. En plein hiver, la langue collée sur un rail, j'ai entrevu toute la douleur du monde. Plus tard, recalé du banal, déjà un peu ermite, l'essaim des mots s'est mis à bourdonner. Je m'y suis fait les dents comme un ours mal léché. Je redonnais un corps aux oreilles des loups que les chasseurs vendaient. Leur sauvage tendresse faisait peur aux faux bergers de l'âme. Je ne fais plus de différence entre l'encre et la sève. J'essaie de déchiffrer l'écorce des érables, la pensée des falaises, la symphonie de l'eau, l'être du fleuve entre ses rives. Tout est polyphonie, de la goutte sur le toit au grondement des chutes. J'essaie d'être lisible comme l'est une fleur.