Un poème à la bouche

Publié le par la freniere


Je ne suis pas la parenthèse qu'on referme mais le point de suspension. Je ne suis pas le nom mais le verbe. Je ne suis pas le verbe avoir. Je suis le verbe être, le verbe aimer. Je me conjugue à tous les temps. Je vois les morts à l'intérieur des yeux faire le décompte des larmes, les fleurs se faner dans la bouche s'affole dans les colonnes de chiffres et se bute au silence. Les voyelles qui dansent s'opposent aux parenthèses. Les lignes de cœur s'agitent comme les doigts de la main. Les petits mots tirent les jupes de la phrase. Les vieux mots s'enlisent entre les lignes et déplacent les tombes.


La langue des affaires ne sait pas chanter. Elle pèse une tonne. Je dois ramasser les larmes sur sa route. J'en fais du feu pour éclairer la nuit, régler mes comptes avec le froid. La

des enfants, les rides sur le cœur. Toute une foule pliée entre deux pages monte à l'assaut des mots. Le feu brûle parmi les alphabets. Le mot rêve route avance en écartant ses pieds. Chaque pas est un abîme. On abat la forêt sans remplacer les arbres. La terre vieillit d'une ride à chaque branche qui manque.  La sève court sous l'écorce sans rattraper le temps. On a fermé l'école des bourgeons, asséché le mot pluie, plié la mer dans un caillou. La fleur devient épine sous les doigts qui l'étranglent. La terre devient soif pour ceux qui veulent la vendre. Ce ne sont pas les mots qui savent mais les plantes, l'herbe bleue des nuages, le tablier des arbres rempli d'aube et de noix, la terre avec ses jambes arquées, l'alphabet des cerises.


Si j'ai de quoi rêver, le pain manque toujours. Les mots claquent des dents sur une corde de papier. Les images font craquer les planches du regard. J'échange un pain pour un crayon, une chaise pour un mot. Quand les assis s'attablent pour manger du voisin, je dois rester debout, un poème à la bouche. Il n'y a pas d'éternité mais l'espérance y croit. Il n'y a pas d'amour et pourtant nous aimons. L'existence des caresses permet d'aimer la vie. Le cimetière est un lieu de passage. De tombe en tombe, les oiseaux imitent les défunts. La terre s'écrit dans le désordre. La pluie se raconte à l'envers, de la jonquille au cumulus. Le vent se lit dans un froissement d'étoffes. Des cœurs fondent à la vue d'une fleur. Des murs tombent dans l'étreinte. Des prisons s'ouvrent avec la clef des champs. Des phrases enjambent les barbelés. Les philosophes et les enfants écrivent la même phrase. Un bébé pleure dans le berceau des lettres. Tout m'est bon pour écrire, une goutte de pluie, de la pierre, du lait. La pâte lève sur la page, faisant de petits pains de la grosseur d'un mot.


L'automne chevauche en amazone la croupe des érables. Toute la forêt hennit au passage du vent. Bientôt la neige effacera la terre. Les pas des animaux devront la réécrire. Il faut fermer les yeux pour lire le soleil, l'éditorial des racines, la page des décès. Appuyé sur un arbre, je dors debout comme un crayon. Je me réveille en allumette. Le berceau rejoint la tombe sous l'écorce des arbres. En regard de mes rides, la parole s'agite comme un hochet d'enfant. Mes images posent leurs lacets au pied de chaque chose. Sous les paupières du temps, la lumière reste jeune et s'amuse d'un rien. Chaque langue qui bouge est une femme en travail. Les mots naissent et renaissent. Même chaussé de racines, l'arbre n'empêche pas le voyage du vent. Un long fleuve d'oiseaux lui parle de la mer. J'écris avec le doigt du temps sur le sable des jours. La musique s'arpège sur le boulier du bruit.


Dans un jardin de pierres, les fleurs font de l'ombre. Si les choses ont une âme, les hommes en ont plusieurs qui ne s'accordent pas. Quand l'une fait de l'ombre, l'argent et les fusils font taire la bonté. Les banques et les églises raccourcissent la terre. Les dernières colombes se cachent pour voler. Je ne tiens pas debout sans souvenirs d'enfance. Ma patrie c'est ma mère pleurant dans le silence ou riant sur la plage. Ma patrie c'est la langue qu'elle m'apprit à parler. Je suis venu ici retrouver les oiseaux et caresser la pierre. Je suis venu ici faire chanter l'écorce.


Quand on vend l'eau qui est à tous, la source devient soif. Des hommes sont venus arpenter l'espérance. Je ne veux pas de leurs moulins à vent qui blessent le silence, de leurs mouchoirs pleins de sang sur une corde à linge. Tous les drapeaux sont des suaires. Sous le béton armé et les sources taries, je mêle ma salive à la souffrance de l'herbe. Le mot bonheur attend sa mère dans une phrase invisible. Le mot frère tend les bras. Le mot amour se perd dans les conjugaisons. La vérité ôte son masque dans les yeux des enfants. Je sais que la bonté existe encore mais elle se cache pour survivre.

 


Publié dans Prose

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