Tout et rien
Tout n'est pas feu mais tout brûle. Il y a dans la préhistoire une métaphysique qui manque à l'histoire. Comme un oiseau perdu, l'homme étire ses membres à l'intérieur de lui. Les lèvres en forme de mots, je porte sa parole comme un corps. Il y a tout et rien dans un même possible, l'idée de l'eau bien avant l'eau, la soif dans un verre, tout l'univers dans une amibe, l'autre face du jour. Dans ma version du monde, les phrases servent de routes et les mots sont des roues. Les horloges arrêtées agrandissent le temps. Le monde soulève son miroir sans trouver son visage. Les rives touchent l'eau sans vraiment se toucher. Je vois bouger des mots dans une tache d'encre, les éclats du réel dessiner l'impossible. L'homme qui pense est un mendiant. Celui qui rêve lui donne l'aumône.
Il m'arrive de penser que je vise trop haut en bandant l'arc-en-ciel vers une cible absente. Il y a de la magie partout, je le sais, dans le chant des mésanges et le plaisir des fleurs, dans l'eau des femmes et la paille des nids, dans la mer aux yeux de carapace et les hanches d'argile, dans la sueur des bras et les battements du cœur, mais pourrais-je vivre longtemps à la hauteur de l'espoir ? Tant d'hommes s'entretuent pour un bout de papier, faisant du viol une arme de combat, transformant des enfants en soldats d'infortune, affamant des villages pour nourrir des machines. Quitte à recommencer, seconde après seconde, il faut semer des fleurs dans les mains d'une brute, apprendre la musique pour parler aux aveugles, proposer la bonté aux chercheurs de trésors. Nous sommes au monde comme un fruit. Tout commence avec les racines, une part de lumière, une part de l'ombre. La sève continue le travail de la terre.
Je veille une bêche à la main, un crayon sur le cœur. La lune fait reluire les méduses du vent. Les feuilles s'allument dans les branches comme des langues de feu. Je rêve d'un oiseau dans la maison des feuilles, d'une bouteille à la mer que lisent les poissons, d'une larme solaire sur la joue des tempêtes. Trop de lutins m'appellent dans le pays des arbres et les pierres s'habillent avec la peau de l'eau. Dans les églises du rêve, les cierges sont des mots. Les doigts des jardiniers sont en forme de fleurs. Je marche dans vos larmes, du sel jusqu'au cou. Je cours dans vos pas. Je croque dans les mots comme on mange une pomme, goûtant chaque pépin, le sang de chaque veine, la sève des racines et le sel des larmes sur la cendre des morts. Je me souviens d'un grand désordre, d'une grange pleine de paix, d'un jardin seul avec la pluie et d'une rivière aimant ses rives. J'aimerais signer mes textes du nom de Liberté mais je n'ai pas d'identité. Je me cherche dans les mots. Il faut autre chose que du temps pour vivre. On n'est jamais synchrone avec soi-même. On l'est à la mémoire.
Il y a de ces matins où les feuilles sont belles comme des milliers de mains. En grimpant la colline, je feuillette du pied la grande bible des pierres, le dictionnaire du vent, le chant de l'eau qui vole jusqu'à moi, la poussière des hommes, le rêve des insectes sous les herbes dressées, la peine légère des nuages. J'entends japper au loin le grand chien des images, le loup des métaphores. Je transporte avec moi la pelle d'une phrase. Je parle des oiseaux avec les arbres de mon âge. Les yeux de la vie s'ouvrent dans le moindre bourgeon. Les roses pour danser restent habillées d'épines. Le soleil donne une ombre à chaque silhouette. Quand on ouvre la bouche, la moindre des voyelles se mélange avec l'air. J'ai l'âge de mes pas mais l'âme de l'enfance. Facteur des montagnes, je grimpe maintenant sur les marches d'un livre, mêlant d'une page à l'autre un peu d'encre et de pluie.
Quand j'écris de la prose, l'histoire s'envole au bout d'une ficelle. Le corps de l'eau frémit dans la paume des rives. Le temps a fait de l'eau une bête qui fuit. Le temps a fait de l'air un oiseau qui s'envole. L'espace a fait du temps un homme qui s'éveille. La terre a fait l'espoir mais l'homme en fait maintenant un immense dépotoir. Je vais jusqu'où l'oiseau va chercher ses couleurs, le ruisseau ses galets, les hommes leurs poèmes, l'écale son amande, là où le vent se perd dans des milliers de feuilles. Je vais comme la sève sous l'écorce, le ver dans le fruit, le nuage dans l'air, la vague dans la mer. Je vais jusqu'à l'immense et le noyau de braise.
S'il faut un Dieu pour vivre, qu'il quitte les églises et marche les pieds nus. Je crois que le soleil se lève par amour, que la pluie nous sourit, que les ombres nous parlent, que l'arbre devient arbre à force d'espérance. Les oiseaux-mouches volent très loin. Les oiseaux lourds volent plus haut. Tel un oiseau qui vole, j'apprends à voir le ciel avec mes yeux de terre. Je remplis le mot femme de sa fertilité. Je dessine au mot libre un visage d'enfant. L'échange d'un baiser promet l'éternité. Les yeux de la nuit s'ouvrent à l'intérieur de l'homme et regardent le monde à l'envers des choses. Il n'y a pas de pierres que les larmes ne rongent. Il n'y a pas de vie qu'une caresse ne sauve. En quête de lumière, j'affute les mots de la tribu. Je renais à la vue au cœur des métaphores. Entre les doigts d'un accoucheur et ceux d'un fossoyeur, la vie prépare sa mort avant sa renaissance. Devant les brutes qui nous entourent, l'enfant du rêve se tient debout. Je prends sa main pour traverser la rue.