Faute de mieux
La tête enfouie dans le non-être, sans question ni réponse, branchés sur la télé, les pauvres sont plus pauvres et sont contents de l'être. Ils aiment bien pleurer sur le malheur des riches. Leur hostie quotidienne est un billet de loterie. Mes frères qu'on égorge tendent eux-mêmes le cou. Ils tissent de leur sueur la corde pour se pendre. Ils chaussent leur voiture avec des roues de paon pour oublier la rouille. Toutes leurs minutes enfuies résument la prochaine. Faute de mieux, j'élève la parole jusqu'au niveau du cœur. J'assaisonne l'espoir avec la pluie qui tombe. Je marche comme un homme qui tient sa fille par la main. Il nous faut d'autres mots, une lumière plus vraie que celle des écrans. Il nous faut d'autres yeux que les billets de banque. Je vais à pied comme les morts vont à la mort prendre la vie à bras le corps. Tout reste à faire et à refaire mais d'une autre manière, dans le respect de la lumière et la bonté possible. Le ciel sans le montrer garde la trace des oiseaux.
Quand on sème un soleil, il arrive qu'on récolte son ombre. Il est toujours trop tard pour les diurnes, trop tôt pour les nuits blanches. Malgré tout, on doit rester fidèle aux rendez-vous manqués. Lorsque la terre nous tend ses poignets d'herbes, ses grandes mains interminables, pourquoi faut-il y mettre des menottes ? Dans les couloirs du corps, on dirait que le cœur avance appuyé sur une canne. On meurt d'un rien. On en vit tout autant. J'ai tant jappé, le soir, sur des chemins errants, je ne mords plus qu'un os imprégné d'encre bleue. Quand les rêves ne sont plus que des chicots lunaires, il faut se raccrocher à la moindre brindille, au miaulement d'un chat, au regard d'un faon. À l'érosion des choses, à la senteur du lilas sur la paupière des morts, je ne propose que des mots, une brassée de voyelles, une question ou deux. Il faut marcher léger, d'un pas d'herbe et de vent. Des vertèbres d'argile soutiennent l'espérance.
À l'intérieur de l'arbre, il y a plus de fruits que les branches n'en portent. Je voudrais écrire comme une fleur se pense, comme un arbre se penche, comme un fleuve s'écoule, comme la lumière nomme les choses. Faute de mieux, je bafouille sans honte. J'aime l'ortie, le lierre et la soupe trop chaude. Mes lignes sur la page sont une paume ouverte. Mes bras, mes ongles, mes doigts de pied sont des cris. J'apprends à conjuguer sur la grammaire des visages. «Cherche ! Cherche !» faut-il dire au mot chien. Le plus souvent, il tombe sur un os, une vieille virgule rouillée, une parenthèse mouillée oubliée par l'hiver. Il ne revient jamais avec des mots d'amour. La queue basse, il ronchonne et joue avec son i. Il est quand même un chien venu pour la caresse. Il a besoin de moi.
Au pays des aveugles, les sourds entendent les muets. J'écris comme on rote, comme on tousse, comme une abeille qui butine la pierre, un vent qui bute sur un mur, un buffet d'encre bleue dont les tiroirs grincent, un ascenseur sans mémoire qui se trompe d'étage, un pont de l'homme à l'homme pour traverser l'abîme. Le goût des métaphores finira par me perdre. Celui des paparmanes carie la faim des pages et la fin de la phrase. J'ai suivi cette école où les cancres sont rois, où les culs-jatte coursent avec l'horizon. Je m'efforce malgré tout de relier les ombres d'un fil de lumière. Je n'écris pas pour achever les morts mais pour que vivent les vivants. Que saurions-nous de la vie sans la mort à venir ? Le feu qui réconforte est le même qui brûle. Vous pouvez faire de mes os des bâtons d'écriture, j'ai dessiné la mer avec des clous rouillés, du fil, des aiguilles et des tessons de verre. J'aurai vécu d'injures, de crachats, de misère mais j'ai parlé debout. L'imparfait du présent conjugue notre temps. La mort d'une fleur est l'avenir du fruit.