Le linge des mots

Publié le par la freniere


 

            Ce ne sont pas les mots qui comptent mais ce qu’ils cherchent à dire. Dans l’absolu du monde, il y a moins de différences entre un siècle et une heure qu’entre deux gouttes de pluie. J’habite une maison d’orage, un nid de ronces. La corde au cou, le stylo bien en joue sur une cible absente, j’écris à partir d’un noyau, d’un ver dans le fruit, de la griffe d’un loup. Ce n’est pas drôle tous les jours de regarder le monde mais il arrive que le passage d’un chevreuil fasse oublier la guerre, le commerce, la faim. Le passé se replie dans le linge des mots pour essuyer ses pas. Quand le soleil se couche, le jour ne part pas vraiment, il laisse à la nuit l’odeur des jacinthes, la rosée du matin, les souvenirs de l’herbe.


J’aurai passé ma vie à ne pas dire un mot. Je me rachète en écrivant. Sur la balance du temps, une poignée de secondes suffisent à l’espoir. Perdus dans le langage informatique, analphabètes du cœur, on n’entend plus crier la terre. On ne lit plus la prose des feuillages, les lettres hâtives de la pluie, la lenteur de la neige, la course des nuages, la mémoire des galets, le livre des visages. On ne voit plus sauter les truites ni les moineaux faire du trapèze. On regarde l’écran comme on regardait Dieu. On parle sans parler. On fait semblant de vivre. Parmi les choses qui apparaissent et disparaissent, il y en a d’autres qui semblent avoir toujours été là, une certaine chanson que me chantait ma mère, la première gorgée d’eau, la première brûlure, le premier mot d’amour, un nid en ruines au bout d’une branche, une certaine vague sur le fleuve que je revois encore quelques années plus tard. Il y en a qui marchent sur la pointe des pieds et qu’on ne voit jamais. Ce sont eux qui soutiennent le monde.


On voit rarement la bonté ou la lumière dans son plus pur éclat. Il me suffit de l’entrevoir pour savoir qu’elles existent. Toutes les fleurs se touchent par les yeux qui les voient. Les mains des magiciens sont plus vides qu’on croit. Les vrais lapins courent encore dans les bois. On ne compte pas les perles dans les registres de la mer. Fuyant la tyrannie de l’utile, je peux vivre une heure complète dans le calice d’une fleur, le cocon d’une fourmi ou la page d’un livre. Je me sens à l’aise dans une remise de jardin. J’y trouve plus de mots que dans une salle de bal. Quand on dit que le monde est un grand livre ouvert, c’est vrai, mais si peu d’hommes le lisent. Ils regardent hâtivement un oiseau s’envoler, une bête s’enfuir, sans même finir la phrase.


On recherche rarement la beauté où elle est. Trop de rideaux de chair nous empêchent de voir. C’est à la mort de ma blonde que j’ai le plus connu la gratitude, celle d’avoir connu l’amour.

 


Publié dans Prose

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