Le signet du coeur
Pour certains, le monde n’est qu’une tirelire géante. Ils préfèrent le bruit des tiroirs-caisses, le froissement des monnaies aux strettes des oiseaux, à la fugue des vents. Ils remplissent leurs poches mais se vident le cœur. Enfant, j’entrevoyais tant de choses, que je les cherche encore. Lorsque le cœur monte au visage, il m’arrive de croire à la bonté des hommes. Sans rêve, le sommeil devient analphabète comme un hiver sans neige. Le livre est une maison où se croisent parfois les vivants et les morts. Les fleurs qu’on sème au cimetière sont un signet du cœur. Il nous faudra toujours du ciel pour respirer. Même sous l’eau, avec une bonbonne à oxygène, c’est avant tout le ciel de la mer que nous respirons par les yeux. Ceux qui éteignent les lumières sont toujours les premiers à se plaindre du noir. Dans les premiers livres qu’on lit, il y a si peu de mots qu’on apprend à écrire. Le premier alphabet est celui des images.
À force d’acquérir des choses rendant la vie plus facile, on oublie de la vivre. Je me suis toujours cru un étranger sur terre. En fait, je suis plus étranger aux hommes que je le suis des pierres, des bêtes, du soleil. Il est difficile de vivre dans un monde auquel on ne croit pas. Un vieil érable dans ma cour a des ennuis de santé. Un autre manque de chlorophylle. Deux ou trois mésanges les veillent jour et nuit. Il y a chez les oiseaux des mésanges infirmières comme il y a dans une main un doigt plus menuisier qu’un autre, un pouce contremaître et un index qui ne sait pas quoi faire. Lorsque je parle à quelqu’un debout devant moi, je regarde son visage mais j’écoute son ombre. Il y a une lumière éclairant chaque détail de la vie mais on ne la voit pas, sauf parfois une lueur dans les yeux.
Quand j’enlève un livre de ma bibliothèque, j’ai toujours un pincement au cœur. La boite où je les range a l’air d’un cercueil. Les étagères s’allègent mais les mots s’alourdissent. Je n’ai vu sur aucun papier une plus belle écriture que celle de l’arbre dont il provient. Le vent préfère au feuillage des mots une écriture végétale. Il y a souvent un rouge-gorge sur le rebord de la fenêtre du bureau où j’écris. À chacune de mes lignes, il chante ou fait la moue. Notre conscience se manifeste où elle veut. Dans la vie, il n’y a de pur que l’amour et la mort. Tout le reste n’est qu’un brouillon. Je cherche un lieu sans méchanceté, le chant d’un rossignol ouvrant toutes les portes, le sourire d’un bonjour sans arrière-pensée. Je ne cherche pas la consolation mais le courage d’aimer.
On met tant de délicatesse dans les choses pour ne pas voir qu’on piétine la vie. J’aime que les phrases laissent voir leurs ratures. Dans le tricot des jours, j’ai un faible pour les mailles qui filent et les manches trop longues. Les enfants qui commencent à marcher franchissent en quelques pas des siècles tout entier. Les journées où je ne fais absolument rien me rendent plus léger. Je regarde, j’écoute et j’écris. Trop peu de gens ont le courage de ne rien faire. On les a dressés pour qu’ils aient peur de la liberté. Ils ne savent plus parler aux arbres ni sourire aux oiseaux. Quand je marche dans les bois, il m’arrive d’aligner des mots entre les arbres. Ils y prennent racines à l’abri de la page. Il arrive pourtant que leurs bourgeons s’échappent et rejoignent mes phrases.
Si on vit souvent pour peu, on ne meurt jamais pour rien. Il se peut que la vie commence par la fin. On l’apprend pas à pas, chacun à sa manière. La route que prennent les enfants n’a pas appris à lacer ses souliers. Elle zigzague et eux foncent tout droit avec l’entêtement d’un pic bois. Ils tombent et se relèvent, leurs menottes appuyées sur le vent. Du brin d’herbe à l’étoile, la terre est une immense lettre qui s’écrit sans cesse. Les phrases éclosent au printemps. La neige les rature le temps d’apprendre à lire. Les oiseaux dessinent. Les fleuves chantent. Les lacs font le dos rond comme des points de suspension. L’herbe s’écrit au ras du sol, entre les pas et les averses. J’aime les petits mots doux comme du miel, les petites choses infimes. Je resterai toujours dans les petites classes de l’écriture, la langue sortie, penché sur mon cahier, écrivant de la main gauche et dessinant de la droite. Je resterai toujours ce mauvais ouvrier mélangeant les voyelles avec les écrous, emmêlant les consonnes au fil du silence, conjuguant la sagesse avec les faux pas. Les mots peuvent parfois guérir du désespoir, rarement du rhume. Je leur mets un cache-col en hiver, une petite laine le soir lorsque le vent se lève.
Je n’ai tracé aucune ligne pour ma vie. Je recherche à tâtons ce que je dois trouver sans savoir ce que c’est, un murmure d’eau entre deux pierres, un rayon de soleil au milieu de la nuit, le bras manquant d’un mot, trois fois rien dans ce vide auquel s’accrocher, un cœur coupé en deux cherchant sa cicatrice, une seule étoile brillant pour moi. Chacun de mes livres est tout juste une cabane, une maison de rien du tout ouverte à la lumière, meublée de bric et de broc, de métaphores usées, de crayons de cire et des poils d’un loup. Les mots bougent à peine sous la poussière qui brille. L’espoir d’une phrase les redresse parfois. Les années tournent avec les pages. Au bord de chaque matin, la signature du soleil est toujours émouvante.