Retailles

Publié le par la freniere


J’ignore de plus en plus ce que veulent les hommes. Je les regarde scier la branche qui les porte sans comprendre pourquoi. Avec leurs visages de vainqueurs, ils sont trop souvent les renards de la fable ou les dindons de la farce. Leurs pas de prédateurs empoisonnent les routes et rendent inaccessible le simple don d’aimer. L’espoir à la main, l’amour au cœur, je guette le miracle d’un sourire dans une foule hargneuse, le rire d’un enfant au sortir de l’école. Les gens qui partent travailler abandonnent leur vie quelque part en chemin. À force, ils ne la trouvent plus. Je bute un peu partout sur ces miettes de vie que je voudrais leur rendre. Dans tout ce qui est mort, le vivant tient son bout. Une maison se dresse dans un arbre abattu, un champignon, une fourmilière, une ruche. Le plus petit proton nous amène à l’immense.


J’écris moins un récit qu’une approximation, une déambulation, une façon de regarder la vie, un léger désordre entre les mots, une fourmi qui rappe entre deux cailloux blancs, un p’tit bonhomme verbal échappé des grammaires. J’avance mot à mot, la promesse d’un livre tatouée sous la peau. J’écris phrase par phrase comme une femme coud de vieux morceaux d’étoffe pour en faire un patchwork. Je pourrais vivre n’importe où, tant que bat l’invisible, qu’une mince lueur éclaire mes entrailles, que la bonté lève la tête derrière les barricades. J’ai choisi la montagne, la neige, les étoiles. Dans le grand nid du temps, une brindille qu’on casse et tout peut s’écrouler. Dans le jardin qui pleure, une fleur qu’on arrose et le printemps est là.


Je suis au cœur du monde, dans l’œil du cyclone, au milieu du volcan. Peintre fou qui brûle ses couleurs, je vais chercher mon eau dans les entrailles de la vie, les chantiers d’ombre pure. Je ramasse ce qu’on jette pour en faire mon pain. J’écris si loin de la littérature, dans l’embrasure du cœur, dans un recoin de l’âme, la coquille des œufs, la résine et la sève. Je griffonne quelques mots sur le dos de la vie, des mots comme la limaille qu’attirent les aimants, des phrases mêlées au sang, à la sève, aux épines, des lignes frôlant parfois la part manquante de l’homme. Chaque jour est un jour où l’on pourrait mourir. Chaque mot peut être le dernier. Aucun amour n’est de trop.


Un enfant joue avec mes phrases. Elles volent en éclats. Il suce les voyelles et lance les consonnes aux quatre vents. Trop tôt, il ne veut plus d’images mais des récits, une histoire, une parole d’homme. Il ne veut plus de contes mais compter les voyelles, peser le poids de l’encre. Il ne veut plus de fées, de lutins, de géants mais un attaché-case et un écran géant. C’est une époque de métal à l’âme rouillée par la monnaie, à l’espoir rongé par un dieu de papier. J’écris des pages dans le noir pour éclairer ma vie. J’avance à la lumière de l’encre. J’enfonce mon crayon dans l’herbe des images. Je donne un nom de fleur aux nuages qui passent, un nom d’ange aux cailloux. Je donne des prénoms aux arbres de la cour. Je donne quelques mots en échange du vent.


Face au mépris de l’essentiel, il faut savoir perdre son temps, marcher sans but et rêver l’impossible. Je recueille les mots entre les bruits, entre les verres, entre les hommes, les mots banals, les mots qui passent inaperçus, les mots simples du jour, un alexandrin qui s’ignore, une plume d’oiseau, un signe ou un présage, les muscles d’une phrase. Il me faut brûler des pages, faire feu de tout bois. Dans la cendre des mots peut surgir un poème, une lettre d’amour, une source imprévue. S’il n’y a pas d’écho, persiste. Tu finiras peut-être par entendre le silence répéter le silence. Qu’importe que la route ne soit pas fréquentée, continue de marcher loin du murmure marchand, parmi les choses pauvres, tu finiras par voir la lumière, là où chaque pas est une leçon d’éternité. Il suffit simplement d’être là et d’accueillir la vie.

 


Publié dans Prose

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