Les mots pour aller où
Les mots pour aller où ? Les routes pour dire quoi ? Et l’horizon devant est-il aussi derrière ? Écrire, ça ressemble à jouer. Un tas de mots qu’on assemble. Ils vous mordent parfois. Ils chatouillent. Ils se moquent de vous. Les voyelles s’empilent comme des fanes de mais. On dirait que le sens vient toujours comme en plus, comme le temps ou l’espace. Les pieds aveugles sont vivants. Ils inventent la route. Écrire comme un oiseau qui ramasse le vent, une pierre qui roule, un ruisseau où l’eau court toute nue, la bouette d’un grenier qui s’ouvre sur la lune. Un mot posé de travers et tout devient silence. Un autre qui s’égare et l’on voit l’invisible. Quand le soleil se couche, on l’a encore dans les yeux. Quand la pluie cesse, on en garde la peau.
Les étoiles chantent pour les sourds. Le matin, c’est encore le rêve, puis c’est le cœur qui s’éveille et respire la vie. Le corps est une barque qui cherche le courant. Sur sa coque inventée, je rame avec des mots, des avirons d’images. La lumière appelle la nuit et la repousse tout autant. Qui apprend à compter perd toujours quelque chose. Toutes les routes ont deux sens, tous les fleuves deux rives. Seuls les mots les englobent. Qui apprend à conter ajoute des cerises aux branches déjà nues. Il redresse d’un mot toutes les fleurs cassées. Tout au bout de grandir, je resterai l’enfant qui apprend à marcher.
Tout le corps est dans la main. Tout l’univers bouge nos doigts. Ce que l’on voit n’est jamais qu’une parcelle. Ce que l’on rêve est encore en-deçà du possible. L’amour est préalable à tout. On l’entrevoit parfois dans les yeux d’une femme, le rire d’un enfant, les phrases qu’on souligne dans un livre bancal, un brin d’herbe qu’on mâche assis sur une pierre. À qui sont destinés les cœurs qu’on grave sur l’écorce, les phrases qu’on gribouille avec un bout de bois, les bonhommes de neige qui nous tendent leurs bras, les ponts sur le néant, les signes sur le vent, les mots sur du papier ? Le pont qui traverse le fleuve est plus fragile que ses rives et le réel plus éphémère que le rêve.
Malgré ma peur du vide, j’avance en funambule sur le fil des mots, sans l’équilibre d’un récit, sans table des matières. Toute phrase qui commence veut s’éloigner de la fin. Peu importe les montres, le temps échappe aux chiffres. L’âme est cette part toujours inachevée de l’homme. Quand tout le reste disparaît, il ne demeure que cette part. Tant de lumière attend sous la cicatrice des paupières. J’écris pour défendre la vie, lui rendre son visage qu’on a défiguré. Je ne crois pas ce que je vois mais ce que j’imagine. J’attends le feu assis tout près des cendres, le rire après les larmes. Je ne m’arrête pas à l’écriture, je continue par elle. On manque toujours de mots pour dire je t’aime, de pain à partager, de mains pour caresser, de bras pour l’accolade, de larmes pour pleurer. Sur la dernière marche, l’escalier recommence.
Chaque page n’est qu’un bruit de pas, chaque livre une route. Parfois, sur la table des mots, un lecteur secoue la nappe et garde quelques miettes. La terre n’humilie pas les illettrés. Tout le monde peut la lire. Elle ouvre pour chacun de grandes pages de fleurs, tout un lexique de beautés, la grammaire du ciel, des arbres tout en muscles, des motels d’oiseaux, des ruisseaux d’aubépines. Des pissenlits aux tournesols, tout un chapitre s’élabore. Un autre fait danser les feuilles avec le vent. Une histoire d’insectes se trame sous l’écorce. La sagesse des tortues côtoie la naïveté des éphémères. Le soleil est une encre vitale pour chacun d’entre nous. Il faut lire ses pages avec des yeux d’enfant.
Je n’ai jamais compris le système des monnaies, les ventes, les achats, la mainmise des uns sur les besoins de chacun. Nous ne possédons rien. Tout nous est prêté, la faim avec le pain, la terre avec la pluie, la mer avec le ciel. Le pouvoir, le savoir, l’avoir écrasent la goutte d’eau, le brin d’herbe, l’enfant. On dresse des églises, des frontières, des banques. On tisse des drapeaux avec la peau du cœur arrachée à la vie. En Afrique, les enfants meurent de soif tant la terre est stérile. Chez les Amérindiens, ils sniffent de l’essence et de la colle d’avion. En Amérique, même les pauvres sont obèses à manger du néant. Nous sommes à la croisée des choses. Nous avançons maintenant un doigt sur la gâchette, un autre sur la bombe, un pied sur le bitume, un autre qui se perd. Que reste-t-il entre la chair et le métal ?
Les mots se lèvent toujours une minute avant moi et viennent m’éveiller. J’écris du bout de la main, du bout du corps, du fond du cœur. J’écris de porte en porte, entre deux embolies, avec de grandes aiguilles dans les arbres de laine. J’écris comme un enfant poussé dans le noir, un chien flairant sa nourriture, un oisillon qui découvre ses ailes. Je remercie la pluie aux longues jambes, la musique, la mer. Les moments les plus pauvres sont souvent les plus riches. On est seul. On regarde la pluie. Les battements du cœur nourrissent le silence. On sent bouger en nous quelque chose de plus, un frottement d’âme sur la chair. Il faut apprendre à lire comme une main plonge dans l’eau. Les moments les plus pauvres sont souvent les plus riches. On est seul. On regarde la pluie. Les battements du cœur nourrissent le silence. On sent bouger en nous quelque chose de plus, un frottement d’âme sur la chair. Si l’homme n’est pas naturellement bon, il devrait passer sa vie à tenter de le devenir. Il faut naître à la lumière de ce but.