Le premier mot 8
On écrit d’abord par plaisir mais les mots nous emportent et nous mènent plus loin. Ils mettent quelque chose où il n’y avait rien, du bonheur parfois, un peu moins de malheur dans les yeux des lecteurs, des voyelles sur les cils qui battent la chamade comme des accroche-cœur. Ils retrouvent la vie sous la peau des choses, des perles dans la boue, des cendres mal éteintes sous la neige endormie, les muscles du sculpteur dans le marbre ou l’argile, le sang de l’ébéniste dans la sève des meubles. Ils réveillent le peintre sous le drap des couleurs. Ils font chanter la scie autant que le marteau.
Il arrive que nos yeux se dessinent des paupières. Il arrive que les images rident sur le miroir des yeux. Il arrive aussi qu’elles éclatent en mille galaxies. On les ramasse en mots, un éclair dans la tête, un éclat dans le cœur, une étoile dans l’oreille, une planète entière dans une seule consonne. On recompose le puzzle sans se soucier de l’ordre. On arrache les dates sur le calendrier pour en faire un feu de joie. On arrache les dents aux muselières qui mordent. On met du chocolat sur les croissants de lune. On trempe l’absolu dans le café du jour.
Les yeux des araignées ont mille facettes. Il y a des diamants qui se cachent pour survivre. Il y a des mots qui haussent le ton pendant le bruit des bombes, les mêmes qui chuchotent dans le chant des oiseaux. Il y a des heures qui haussent le temps et d’autres qui l’abaissent. Il faut marcher de travers, respirer de guingois, faire mordre la poussière au fla-fla des slogans, laisser des écrous libres dans l’engrenage du temps, faire danser les écrans au rythme du clavier. Le fil du discours est à la traîne. On s’y enfarge dans ses propres souliers.
On a tous dans les pieds
Un vagabond qui danse.
On a tous dans la bouche
Un étranger qui chante.
On a tous dans la tête
Un inconnu qui rêve.
On a tous dans le cœur
Un ventricule d’espoir.
En ouvrant
Quand je referme la porte, il y a sur le plancher des empreintes que je ne connais pas, des épaves de rêve, des planches de radeau, des étoiles de mer sur le rebord des murs, des coquillages vides qui portent encore l’écho d’une chanson marine. Je tangue sur le sol où les vagues du plancher font un concours de tango.
Mon crayon salive devant une page blanche. Le plus clair de mon temps je le passe à le noircir de mots. Quand j’écris des lettres à l’espoir, il y a toujours au moins une réponse. Le sommeil est un navire. Je voudrais poser ma tête sur le sable et attendre les vagues. Le moignon qui donne l’accolade vaut mieux que le bras d’honneur. La table craque quand elle gratte ses petites jambes de bois. On a tous la même langue maternelle, le silence.
J’avance dans les mots comme on cherche une pelle enterrée sous la neige, une perle échappée du discours des oiseaux, un merle qui éclot dans un œuf d’autruche. Je trouve quelque fois des racines carrées, des équations de feuilles, des branches en forme de chiffres, des cédilles de douceur, des points douloureux, des taches de couleur qui servent de pansements à l’horizon blessé. Ce n’est pas le mouvement qui fait dresser l’échine, c’est quelque chose de plus.
Il y en a pour croire que le monde fut crée. Il se refait sans cesse de lui-même. Le moindre bouton de porte est solidaire du soleil. Les racines qui s’enfoncent touchent encore aux étoiles. La douleur des choses se communique aux hommes. La
Dieu contre Dieu. Voisin contre voisin. À la solde des banquiers, des milices, des clergés et des clans, tous les drapeaux nous mènent à la fosse commune. Que reste-t-il à dire aux oiseaux de passage ? Continuez votre route, les hommes tirent à tire-d’aile. Notre vie danse entre les mines. Il s’agit sans cesse de larguer les amarres. Si on ne s’évade pas du réel, il faut du moins y creuser des tunnels pour le rêve. J’écris avec de la poussière entre les dents. Je touche à l’orage avec du feu entre les doigts. J’avance avec la mer dans mes poches trouées. Je troque le veau d’or pour une vache enragée.
Les choses ne changent pas de nom mais les noms peuvent changer d’objet. Je connais le nom de quelques larmes. J’ai des amis chez les fous rires, de lointains cousins. Je suis le frère de l’invisible mais il ne le sait pas. Une caresse sans amour n’a pas beaucoup d’avenir. C’est comme une graine sans humus. Tous les pommiers sont saouls au milieu du mois d’août. Une marée secrète gonfle la tige pour en faire une fleur. Je laisse couler ma sève jusqu’à la lèvre du volcan.
Je voyage léger, une chemise de vent, des semelles de verdure, des lambeaux de poèmes et un carnet d’adresses truffé de nom d’oiseaux. J’oscille entre la mouche et l’absolu. À rouler comme un dé sous les tables de bar, j’ai perdu ma jeunesse et quelques rêves en prime. J’ai traversé le désert à cheval sur les mots. Je
De phrase en phrase je m’accroche au bonheur, à l’espoir et au vent. Je mets la table aux arcs-en-ciel et je rempaille de caresses la chaise du néant. Je boulange des mots dans la farine de l’encre. J’ai des mains dans chaque chose pour ne pas être seul. J’en serre quelques-unes en me levant le matin et je fais l’accolade aux épaules du jour. Je suis ce que je suis, Don Quichotte de l’enfance, un rêve de cheval à la crinière d’avoine, un voyage à rebours dans l’errance quotidienne, une maison sans racines, un bateau qui n’accoste jamais et trouve dans les vagues le mouvement du cœur.
Entre le rêve et l’homme, il y a toute la distance d’une vie. Il y a dans ce jardin un carré de fous rires, un coin pour les caresses, un chapelet d’oignons qu’on arrose de larmes, quelques fleurs de poussière que vient lécher la pluie, des bras en accolade comme ceux du céleri, des pieds de vigne sans verre, des feuilles entêtées à boire du soleil. Certains mots se conjuguent de l’infinitif à l’infini. D’autres bourdonnent de l’abeille à la table, de la bouche d’égout aux lèvres du volcan, de l’écorce qu’on grave aux livres qu’on souligne.
Les vieux bas dans l’armoire ont déserté les pas. Ils ne marchent plus, ils rampent. Pour un proverbe aveugle qui se cherche une image, il y a trop d’épitaphes qui se cherchent une tombe. L’araignée qui boite se tisse des béquilles et le cheval de mer apprend à brouter l’eau. J’avance les pieds nus. Avec ma langue démodée je ramasse et recolle les morceaux oubliés. Je suis un vagabond qui fouille les poubelles pour trouver l’absolu, l’humble myosotis au milieu des narcisses.