Le vent se lève 5

Publié le par la freniere

Je me souviens d’un pain avec beaucoup de mie, d’un cœur avec beaucoup d’amis, des guitares électriques prolongeant la marée. Les lignes de fuite échappent à la main qui les trace. Le feu a la faiblesse de l’eau. La parole a celle du silence. La clef est dans la porte comme un pain sur la table. Je prends les lettres dans le bas de casse pour les monter plus haut. Je prends les mots les plus usés pour en faire du neuf. N’ayons pas peur des mots qui salissent la haine, des sourires d’enfant qui brisent le malheur, des poignées de main qui donnent l’heure juste. Cessons de retenir notre cœur à deux mains pour ne pas qu’il éclate. Il n’y a pas de mots pour la soif et la faim. Il n’y a pas d’images pour la guerre. Celles qu’on voit n’arrêtent pas les balles. Je ramasse pour vous les ossements du cœur avant que tout éclate.

La neige perd trop vite l’éclat de sa peau neuve. Les ordures ont tôt fait de prendre le dessus. Ceux qui n’ont plus de rêve déchirent nos poèmes. Il faut cacher l’amour sous la doublure du cœur, la tendresse sous un blanc de mémoire. Nous sommes peut-être morts déjà comme ces étoiles renvoyant leur lumière. Notre voyage astral trébuche dans les choses. Le plomb du remords nous empêche de voler. Un poids lourd passe en trombe et fait crisser les vitres. Je ne voulais pourtant que le silence d’un fruit, le silence des fraises dans un casseau d’espoir, d’un kiwi dans sa gangue, celui d’une mangue sur la langue.

Celui qui se croit seul s’invente dans la foule une galerie de miroirs. À la moindre blessure, il voit la fin du monde. On nous arrache la langue et nous donne un micro. On nous brise les dents et nous donne une pomme. Au cœur de la ville, les rues sont un filet de sang. On y dresse des nefs pour adorer les ruines. Il aurait mieux valu construire sur la neige. La nuit nous prend la main comme un manche de hache, la crosse d’un fusil. La vie nous prend la tête comme une bombe à neurones. L’ombre rôde et calcule. On marche sans filet. On marche sans repères que les battements du cœur et le bruit des avions. Dans les villes qui brûlent même les chiens ont froid.

Quand il pleut, chaque feuille est une perle. Chaque branche ajoute un rang au collier des érables. Dans le chant des oiseaux, la musique joue avec le temps. Chaque oreille le façonne à son gré. La vie est un nœud que l’on défait pour en refaire le fil de la source au soleil et coiffer de lumière la ligne d’horizon. Quand il pleut du Mozart, les pierres chantent aussi. Les guitares s’éveillent au berceau des racines. La page est toujours blanche avant que je m’y ose. Elle redevient racines, feuillage ou floraison selon les mots qui viennent. Il y a des mots cachés entre chaque syllabe, des rêves inconnus qui soutiennent le monde, des ponts entre les hommes encombrés de barrages, de bagages et d’espoir.

Je n’ai jamais voulu d’un monde en majuscules. Je n’ai de terre que la terre. Mon enfance à l’épaule, je porte encore en moi la question du début. La vie n’en finit pas d’élaborer ses phrases, de la racine aux fleurs, de l’abeille à la ruche. Il y a des mots qui ne touchent pas terre comme les albatros qui n’y viennent que pour naître et mourir. Les mains dépossédées sont celles qui écrivent. L’appétit porte en soi les assiettes et la table. La soif porte la source. Le monde et son image se rencontrent dans l’œil. Chaque fenêtre veut garder le vol d’un oiseau. Chaque phrase veut retenir un peu du sang des mots et le garder pour soi. Chaque pensée se cherche dans les rides un petit air de fête. Chaque poète scie les barreaux dans la cage des mots.

 

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