L'impatience du monde 1

Publié le par la freniere

à Thomas Vinau


Je passe d’une ligne à l’autre en nomade immobile. L’importance du voyage n’est pas dans la distance. Je suis allé plus loin assis sur un banc qu’en traversant tous les États-Unis. Il y a certains visages où l’on voyage très loin. D’autres qu’on meuble à la hâte,
pour ne pas perdre la face. Certains visages portent en eux le vieillard et l’enfant, ce qu’ils ne veulent pas être et ce qu’ils rêvent d’être. Certains visages ne sont plus que des rides. D’autres visages laissent passer la lumière. Je n’ai jamais compris l’intérêt des gens pour les monuments. Je préfère les documents, le documentaire, le cri d’une feuille morte juste avant qu’elle ne tombe, la vibration des plantes quand le soleil se lève, les frissons de la neige sur un poteau de clôture, la messe des cigales dans l’église des planches, les reflets de la lune à l’heure où la rue n’appartient qu’aux ombres et aux matous, aux ivrognes et aux chiens, celle du champ où les lucioles clignotent. Chez ceux qui sont trop pauvres pour avoir autre chose, le visage dit tout.

Les idées toutes faites sont le chiendent du crâne. La logique fait un bruit de métal. Plutôt la sémantique d’une flûte, la fraîche haleine du rêve, la candeur des images, la vérité du vrac, du désordre et du sang. L’apprentissage du peu laisse place à la vie. L’invité muet au petit bout de la table est celui qui écrit. Celui qui trône et parle fort s’étouffe sous le paraître et le vide des habits. Nous sommes au monde pour y être, non pour faire quelque chose. Il suffit d’un oiseau pour meubler ma journée, le pas d’une fourmi, le rire d’un enfant, d’un petit coin de sable pour accueillir la mer. Il y a un autre monde que celui qu’on perçoit. La légèreté de l’être se situe entre l’ascèse et la magie. Elle permet l’infini et l’existence de l’âme.

Le nerf du cri s’est émoussé. Nous ergotons. Nous maquignonnons. Nous ne savons même plus dire
je t’aime. Nous n’osons plus pleurer ou rire sans raison. Il faut ronger la cécité des murs avec des mains de feu, redresser la parole sous la mollesse des idées, tracer des cercles purs de la naissance à la naissance. Il sera toujours temps de tailler les rosiers. Il faut d’abord aimer les ronces. Il n’y a rien de linéaire dans une toile d’araignée, un caillou, une feuille. Le monde se découvre poil par poil, par petites touches, caillou par caillou, caresse par caresse, note par note comme une polyphonie. Lorsque je fends des bûches, ce sont d’abord les nœuds qui sautent en moi. Je retrouve l’aubier de l’enfance et la sève perdue.

(...)

Publié dans L'impatience du monde

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article