L'impatience du monde 2
Les plus belles heures de ma vie, je les ai passées à rêver. J’étais toujours premier à l’école buissonnière, dernier à faire le chef. Je me méfie toujours des visages à deux piastres. J’oubliais ma tête sur un coin de table et mon cartable sur la rue. Tant de voix perdues cheminent sous la neige, tant d’âmes en peine sous les ruines. Tends l’oreille. Écoute la rumeur. Le seul fait d’être au monde nous apporte la pluie. Chaque goutte nous fait signe, chaque brin d’herbe aussi. La vie ne sert à rien, pas plus qu’un oiseau, qu’un silence, qu’une tache sur le mur. Le moment présent n’existe pas. Il n’y a qu’un instant et il contient les autres. Les larmes retenues remontent à la surface du rire.
Sous le fatras des hommes, l’épicerie de la vie nous offre encore de l’eau, des cambrures de femmes, des couleurs d’enfant. Le sang est encore chaud tant qu’on aime quelque part, ne serait-ce qu’un œuf ou le poil d’un chat, le cure-dent d’un brin d’herbe dans la gueule d’un lapin. Je ne sais pas si Bach a écouté les arbres mais j’entends du Bach en écoutant les arbres, quelques fois du Schubert entre les feuilles des peupliers. J’ai rendez-vous avec un arbre. Dans la grande confrérie des épinettes, des épines, des épicéas, des essences, des épices, je suis Monsieur Framboise. Je ne porte pas la tête que je dois avoir. J’ai la tête que j’ai. Elle tient tête au malheur. Elle a une bouche énorme plus dorée que le rêve. Elle a une tête de blé. Elle vient du fond des âges, des tréfonds de la terre, du sol monté en graines, du craquement des arbres, des profondeurs de l’eau.
Les mains d’un jardinier sont comme les souches d’un arbre laissant passer la vie dans la vulve terrestre. Les arbres penchés sur l’eau ne troublent pas les vagues mais le reflet des branches. Nous sommes tous des arbres. C’est en dedans de nous que nous avons poussés. Des gestes éclatent dans les bourgeons des doigts, des caresses ou des poings, des accolades, des fleurs. Nous tâtonnons comme des racines depuis l’essai risible de la première fleur jusqu’à la floraison immense du pommier. Les troncs ne sont pas faits pour élever des gibets mais soutenir les branches. Les branches ne sont pas là pour faire des matraques mais soutenir le nid.
Chaque caresse est le multiple du bonheur. La goutte d’eau est le multiple de la pluie. Le ver dans le corps d’un oiseau lui redonne des ailes. D’autres yeux s’ouvrent dans les yeux d’un aveugle. Ses pupilles dilatées se saoulent de musique. La vie penche d’un côté sous le poids des vivants, de l’autre sous celui des morts. Je marche sur un fil entre les bombes et les caresses. Nous avons tous en nous un Nord que l’on perd. Le Nord des enfants est celui de la neige. Ils battent encore des mains quand les flocons leur fondent sur la langue. C’est en marchant que j’ai appris à voir avec la plante des pieds. On n’écrit jamais ce qu’on veut. Les mots sont plus libres que nous. Ils poussent le crayon jusqu’au bord de l’abîme. Il faut retenir son souffle devant certaines phrases.
Toutes les idées reçues, le devoir, le travail, le profit, la gloire ne sont qu’une toile d’araignée. On a beau croire au vide entre les atomes, le ventre qui a faim n’oublie jamais ses dents. Les fleurs nous regardent d’un drôle d’air. Les arbres se méfient du moindre bout de métal. Entre deux idées, je choisis le rêve. Pour les hurluberlus de mon espèce, le monde sait fort bien quand se mettre à l’envers. Ma femme est morte d’un cancer. Je l’ai accompagnée jusqu’au bord de l’abîme. Certaines maladies nous forcent à sortir du discours pour entrer dans le geste, la bonté, l’amour. C’est dans le pire parfois que se cache le bonheur.
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