L'impatience du monde 5

Publié le par la freniere

Je creuse les bas-fonds, digère les cailloux. J’écris comme un bûcheron, à la hache. La moitié des mots tombent en copeaux. Il en traîne partout. J’ai les mains sales à chaque page. Je les lave dans la neige ou le foin. Il se peut qu’une racine en sorte, infusée de lumière.

Il ne faut plus penser en termes de profit. Plus il y a de liquidité dans un compte en banque, plus les rivières sont à sec, plus les forêts sont mal en point. Les trusts alimentaires hypothèquent déjà le pain de nos enfants et la faim des oiseaux. Chaque balle qu’on produit augmente la famine. Plus les autos vont vite, plus le pôle se réchauffe. Cette nuit, j’ai écrit quelques pages. À mon réveil, mon cahier était vide. Quelques images à peine me reviennent à la tête, des virgules bancales, des voyelles boiteuses. Les grands doigts de la phrase n’arrivent plus à toucher les orteils. Je n’ose plus dormir sans une plume à la main, sans ouvrir la lumière, sans un drap de papier. Avec ma mémoire qui fout le camp, c’est la parole qui s’efface. C’est comme ouvrir les yeux après le rêve et ne voir que du blanc.

On ne voit que la colère du vent. Il faut voir le petit frisson des feuilles, la rosée qui frémit, le pollen qui vole sans laisser de sillage. La plus belle part de nous, elle croît dans l’invisible. Il faut écrire avec un encrier rempli d’amour, une plume d’ange, un doigt d’enfant, la force d’un brin d’herbe, la patience des galets, faire chanter sans fin le bruit des molécules, parler la langue des shamans. L’alphabet ne sert pas à compter ni à vendre. Il nous apprend à lire, à voir, à écouter. J’ai appris la terre avec mes pieds, à l’aimer avec la poésie. J’ai appris le corps avec mes mains. J’ai appris l’âme avec les mots. La poésie est beaucoup plus une manière d’être qu’une forme d’écriture, être le fruit dans un fruit, l’atome dans l’atome, la pluie sur un visage, la pliure dans l’âme, le nuage dans l’œuf.

Je suis un bûcheron au cœur de cerise. Je ne veux pas qu’on m’apprivoise. Les mots glissent par terre. Certains en petits tas froissés dessinent une route. Ceux qu’on écrase se reforment ailleurs comme ces rêves jetés à l’eau et qui rejoignent les nuages. Je ne suis pas seul derrière mes paroles. J’ai au moins un loup, quelques chevreuils, des milliers de brins d’herbe, quelques fleurs fragiles, ce rien à peine perceptible qui soutient tout le reste. La pensée court des rivières aux nuages. Elle s’accroche aux arbres comme un lierre. Un bruit de pas surgit au détour d’une phrase, un petit rire d’enfant, le sourire d’une mère, un bruit de pioche sur la pierre de la faim. Le fil de la parole encore à la bouche, on trouve parfois l’aiguille qui nous manque dans une botte de phrases. Même s’il est de plus en plus difficile de marcher pieds nus, chaque matin, je partage ma prière avec les petits oiseaux.

(...)

Publié dans L'impatience du monde

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I
Mais quelle écriture...