L'impatience du monde 7
Chaque homme a ses lucarnes, ses lubies, ses chapitres, ses larmes, un Don Quichotte enfoui sous un Pancho Villa, un enfant sur le dos. Chaque homme a ses moulins à vent, ses révoltes, ses rêves. Les jours tournent les pages en raturant sans cesse. Un jour ou l’autre, tous les yeux oubliés se retrouvent à la mer. C’est avec eux que les vagues nous jugent les soirs de pleine lune. Ils brillent comme des ongles déchirant l’invisible. Nos mains ont appris à creuser la pierre, à labourer la terre, à cueillir des fruits. Elles ont appris à dessiner et même à caresser. Apprendront-elles un jour à vivre sans tuer ? Les mots se tassent dans les coins au passage de l’ombre. Je redresse leur tige, la plante rouge des langues, leur bouquet de paroles. Le merle se divise en mille plumes de vie. C’est l’accolade des ailes qui permet de voler. J’ai encore trop de choses à voir, tant de choses à apprendre, pour devenir un homme.
J’écris avec un doigt dans la blessure des phrases. Je redresse ma voix dans le cassé des miettes. Les ongles sont les larmes des mains que les siècles ont durcies. Il m’arrive de saisir les mots comme une poignée de brume. Ils s’évaporent mais laissent dans la main des larmes invisibles, une fraîcheur de rosée, un filet d’eau sur une ligne de vie. L’usage de la langue est comme celle de la peau. Elle a ses blessures, ses coups de sang, ses cicatrices, son rythme, son souffle, sa sueur. Elle s’adapte comme elle peut aux saisons de la phrase. J’en veux parfois aux mots qui me résistent, aux mots qui pendent sur la page, mal accrochés aux phrases, aux mots qui se hérissent et ne disent jamais ce que je veux qu’ils disent. Une vague dans le cœur éclabousse les rives. Les mots ne suffisent pas. Il faut aussi marcher pour entrer dans une goutte de pluie. Il faut mordre pour connaître l’amande. Il faut aimer pour apprendre la vie.
(...)