L'impatience du monde 9

Publié le par la freniere

Il suffit de très peu dans la grande nuit du monde. Juste un peu de musique, une goutte de rosée, le sourire d’un bourgeon sur le visage d’un arbre, un flocon sur la main, la petite tête de l’herbe respirant le soleil. Dans la besace des mots, les rebuts se transforment en trésors. Sur la carte du ciel, le vol des outardes élargit l’océan. J’ai gardé à la bouche mes premiers goûts d’enfant, mes premières odeurs, la première fontaine où j’ai posé mes lèvres, les mauvaises herbes écrites au fil des années. Les grands ormes du parc, la rivière aux barbottes, les couchers de soleil derrière la montagne, tout est là comme avant derrière mes paupières. La nuit mange la nuit et crache la rosée. J’embrasse sur la page la lumière du monde. Chaque mot vient comme une goutte sur la peau, un essaim de pollen, une feuille qui tombe.

Toute ma vie, je me suis adossé au murmure des fées, ébauchant dans la nuit des ballets de lucioles. Nous avons beau marcher jusqu’au bout de la route, traverser les nuages, enjamber l’océan, embrasser l’horizon, nous restons sur le seuil. Chaque pas est le premier. Ce qu’on écrit n’est pas dans la cage des pages. Il se propage en nous et irrigue le sang. Quand on ferme les yeux, les pupilles s’échappent du grenier des paupières. L’eau des images circule entre les pierres pour rejoindre la mer. Plus on apprend, plus l’inconnu est vaste. On ne choisit pas le lieu où l’on naît ni la longueur des bras. On peut choisir le bonheur malgré tout, préférer la bonté à la raison d’état. Les mots ne pèsent pas lourd dans la balance des marchands. Les mots préfèrent s’unir au chant des ouaouarons, au murmure des sources, aux questions des enfants.

Sans amour, on vit tous un peu à côté de sa vie. On arpente les routes comme une maison vide. On dort avec la nuit entre les bras. Je n’ai pas assez voyagé pour que les routes viennent boire dans mes pas. Elles se contentent de rire en touchant mes souliers. J’aurai très mal vécu la plupart de mes jours. Enfant, j’ai reçu tant d’amour qu’il m’en reste assez pour rapiécer le temps. De papier gris en papier noir, j’ai trouvé la couleur. Le minuscule tient le monde. L’immense cogne à la vitre. Je creuse dans l’argile des rigoles d’espoir. Je chante le plancton qui nourrit les baleines. Je caresse les plus petits cailloux. Je dessine un brin d’herbe sur le ciment des heures. Je laisse à d’autres le soin d’ériger des statues.

Je vois avec les yeux des morts. J’écris avec les mots des illettrés, le cœur des enfants, le cou des chevreuils, l’utérus du temps. L’essentiel s’est perdu dans le bruit des moteurs et le tintement des caisses. Les autos vont trop vite pour le pont des merveilles, le mouvement des mains, le salut des oiseaux, le sourire des maisons, le miracle d’un mot. Je ne dors pas. Je passe mes nuits à soulever des montagnes. Je m’éveille au matin les deux pieds dans l’abîme. Il faut tendre à nouveau le ressort de l’espoir, repérer la lumière au bout du corridor, réparer l’absolu avec de petits gestes. Je cherche le passage entre l’éclat des mots et l’éclair des visages. Certains jours, il faut grimper sur les épaules de l’enfance pour toucher l’horizon, faire la courte échelle pour enjamber le mur.

J’habille de musique les mots en guenilles. Je recouvre d’un peu d’encre les images froissées. La vraie lumière n’aveugle pas le cœur. Elle sourd de l’intérieur et rencontre la nuit. Elle brille sur le contour des choses et les mots sur la page. C’est le feu de l’enfance dans l’âtre des années qui réchauffe les vieux. On voit le monde entier dans la moindre poussière. La ligne d’écriture sur la main d’homme de lettre croise la ligne des labours. Elle lance une poignée de rêves comme on sème du blé. Les odeurs sont comme la musique. Elles sont impalpables, imperméables aux mots. Même éteinte, la lumière n’abandonne personne. Le soir surgit, avec son poids de nuit, pour la voir apparaître.

(...)

Publié dans L'impatience du monde

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