À livre ouvert

Publié le par la freniere

Malgré ces sacs de larmes derrière mes lunettes, je garde le sourire. Je vis à livre ouvert sans le masque du monde. Je ramasse des ombres pour en faire un soleil. J’écoute la musique, de Coltrane ou de Bach, comme un battement de cœur dans les charpentes mortes. L’espoir des semences persiste sous la neige, le rêve des enfants dans les jouets brisés, l’humble voix des épines protégeant le verger. Je crois aux mots qui disent quelque chose. Je crois encore aux hommes demandant l’impossible, le pain, la paix, l’amour, la liberté, la bonté du bonheur, un monde juste pour tous. Je parle d’horizon avec des mots de paille. Je nomme l’absolu avec des mots de rien. Il faut beaucoup de temps pour aller quelque part. Il en faut peu pour se perdre. Je demeure égaré au milieu du réel. Au théâtre du monde, le dernier acte se joue derrière le décor.

        

Que le profit soit la valeur suprême de la civilisation laisse toute la place à la barbarie. Le vécu s’efface sous le poids des monnaies. Le blé coté en Bourse entraîne la famine. Il n’y a rien qui justifie qu’on souffre de la faim. Il n’est pas normal qu’on s’adapte à la misère. Il serait plus normal de vaincre la misère. Ce n’est pas la pauvreté qui est un malheur mais l’injustice du partage. La faim donne sa place au pain. Aucune foi ne transporte les montagnes mais chaque amour transcende l’homme. Il faut plus que des yeux pour comprendre la lumière, plus que des mains pour véritablement toucher. Une chape d’ignorance nous cache l’un à l’autre. Il faut tendre l’oreille au fond de l’inconnu. L’homme ne sera jamais assez grand pour se passer d’aimer.

        

Ça y est. Le vent dévire son capot de bord. Il sape et fait claquer sa langue sur les dents des rochers. Le mois d’avril étrenne un cœur tout neuf. Il pompe la chlorophylle à grands coups de bourgeon. Une fanfare de plumes agace le matin. Tous les oiseaux s’y mettent et crient bravo sur une note différente. Une vague de rêve agite l’eau du lac. Des envies de campagne me remontent à la gorge. Je chausse pour la forme des pas d’alexandrin taillés chez Garamond. J’ai malgré tout des phrases qui marchent sur trois pattes, des métaphores de guingois, des paragraphes appuyés sur une canne. Les outardes s’attardent dans le gras des labours. Les écorces nouvelles ont l’air du linge propre sur l’épaule des arbres. La pluie qui tombe ne blesse pas les fleurs mais en souligne le parfum, fait de la source un fleuve, de la terre un jardin. Toute marche est d’abord celle de l’esprit. Comme un adolescent, penché sur ses papiers, j’étale mes états d’âme, ne sachant plus très bien si j’avance ou recule. Quelques mots en trop ou en moins font pencher l’équilibre de vivre.

        

En feuilletant mes livres, je retrouve parfois un cheveu sur une phrase, une trace de doigt au bas d’un paragraphe, des épaves illisibles en marge d’un feuillet. Une abeille un peu folle butine une page de pollen. Une fée s’échappe d’un conte interminable. Un lutin fait la planche sur la tablette du haut. Un papillon secoue des ailes de cendre comme un trop vieux mégot. J’ai le cœur élégiaque quand cogne la lumière. Je remercie le ciel, le soleil, les arbres. Une phrase à la main, je cherche où l’appuyer pour en faire une chaise, une table ou un lit. Je suis un faux ermite. Réfugié sur une page, j’aurai toujours besoin de la foule des mots. Le soleil stationne derrière ma fenêtre, le temps de décharger sa cargaison de lumière. L’érable dans la cour a l’air d’un vieil instituteur avec ses bras chargés de feuilles comme autant de leçons. La claque d’un bruit d’ailes fait rougir le vent. Une crue de verdure ouvre en nous le désir, un souci d’aller neuf, un volet d’espérance. Je pose de nouveau l’empreinte de mon pied dans celle d’un chevreuil. Je m’éloigne des choses tout autant que des hommes. La mort ne vide rien, elle remplit.

        

Je ne vais pas en ligne droite. J’aime les marécages, les calvettes, les trous d’eau, même les nids de guêpes et les buissons de ronces. Je n’ai pas peur des dards et des épines, si ce n’est des seringues. Déplacer les meubles ou changer les serrures ne brise pas les murs. Propriétaire de rien, je ne veux pas être locataire de tout. Ce sont les hommes à genoux qui ont peur de tomber. Il faut rester debout pour les empêcher de ramper. De la terre plein les poches, je traîne mes racines. J’écris du bout des doigts sur la peau des gerçures. Quand l’ange devient homme, il prend la mauvaise pente. Il voulait être femme. C’est déjà le printemps. Le mimosa embaume. Les fleurs lèvent le nez, les jonquilles le cou. Les oiseaux batifolent. J’attends la pluie. Tous les arbres ont besoin d’être lavés. La terre a besoin d’eau, l’espérance de blé. Campée sur un poteau de téléphone, une buse regarde avec avidité un écureuil qui fuit. Il faut de tout pour faire un monde. Tout est si mince, il en faut peu pour le défaire. Il reste des bouts d’amour un peu partout, la guerre ni l’argent ne peuvent tout détruire.

Publié dans Prose

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