À partir du Transsibérien

Publié le par la freniere

Adolescent, je désirais tout sans rêver à rien, sauf au rien de Transsibérien, à commencer par-là. Chaque année, j’ajoutais au premier des trains une voiture, repeinte aux couleurs de ma lecture de Gogol, avec les yeux de Raspoutine. Mes instincts avaient leur convoi, ou bloqué dans les glaces, ou violent de vitesses. De Moscou à Vladivostok, je les étirais roulants, sifflants, noirs de la fumée échevelée des bûchers d’autrefois, réactualisés par mon rythme. Taïga m’était une sonorité chère, avec quelques autres, telle Novossibirsk. Je comptais les siècles qui me séparaient d’une fête avec les moujiks, dans un Baïkal de vodka. Je n’avais pas lu Cendrars, une lacune qui dura plus que de raison. Ce qui m’importait, c’était la démesure du mot : Transsibérien, plus fort que transatlantique ou que transsubstantiation. J’entrais en transes pour Sibérie, déesse froide, inhumaine, pourtant vertigineuse. C’était l’époque où Souvenirs de la maison des morts m’apprenait le bagne à domicile. L’irréchauffable enfer, plein de colosses brisés, à l’enseigne du Knout. J’étais frère en pages tragiques, en signes de souffrance slave, de l’immense Dostoïevski. J’avais de son sang dans mes neiges.

 

*

Depuis que nous parcourons le monde, mes mots et moi, nous n’avons jamais dérogé à cette loi : il faut payer d’inconfort la rage de découvrir comme l’amour de savoir. Le voyage est une chose trop sérieuse pour qu’on l’abandonne aux mauvaises habitudes de la commodité. J’ai plus appris dans des bus cabossés et bringuebalants, sur des routes cahoteuses, que dans les cars climatisés, en pays balisé. Je me souviens de mon plaisir à m’affaler sur un lit de misère, dans une chambre douteuse. Il me semblait que mon intelligence des choses vues, senties, frénétiquement appréhendées me venait de ma fatigue même, aggravée par mon détachement à l’égard des choses relevant de l’hygiène élémentaire. Ma sagacité s’accroissait des souffrances que me valait mon envie insensée d’étreindre, oui d’étreindre, toutes celles des «connaissances» que mes intuitions me ramenaient comme des butins sensoriels, forts en rutilations. Je voyageais comme j’écris, en dévorateur du visible et de l’invisible. Un voyage, une écriture, chez moi, c’est la conquête d’une vérité qui n’est pas toujours ni belle, ni chatoyante, ni rassurante. C’est aussi m’en aller à ses relents, ses sueurs, ses déjections, non pour m’y vautrer, mais pour mettre ma propre humilité à l’épreuve du courage qu’elle exige, pour la regarder en face et en accepter les conséquences. D’une telle confrontation, la curiosité sort gagnante, mais alors ce n’est plus la simple curiosité, c’est une passion, dans le sillage d’un paroxysme.

 

Marcel Moreau

Publié dans Poésie du monde

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
M
<br /> Dans le même style, et les mêmes paysages, il y a Cédric Gras :"le Nord, c'est l'Est, aux confins de la fédération de Russie", Phébus, 2013<br />