Al Berto
Un des grands poètes portugais du XXe siècle (1948-1997), l'un des plus populaires aussi.
Né en 1948 à Coïmbre, sous le nom d’Alberto Pidwell Tavares, le poète a passé son enfance à Sines (Alentejo), ville qu’il a évoqué dans Mar de Ceva (1968). D’abord étudiant aux Beaux-Arts, Al Berto a quitté le Portugal pour la Belgique. Il n’est revenu à Lisbonne qu’en 1975, ville où il est mort 22 ans plus tard. Al Berto était poète, peintre, libraire, rédacteur littéraire, traducteur. Al Berto collabora à diverses revues et publia plusieurs recueils de poésie, influencés par Rimbaud et Genet, mais aussi par par les mouvements libertaires et par la génération beatnik américaine.
« Tandis que, dans une première phase, sa poésie descend aux enfers d´une jeunesse errante et marquée par un univers urbain souterrain, où l´excès s´exprime, par exemple, dans le champ d´expériences marginales, comme celle des drogues ou à travers un fort érotisme homosexuel, à partir des années 1980, apparaît toute la mélancolie nomade et désillusionnée de quelqu´un qui nous donne un témoignage confessionnel, une sorte d´autobiographie émotive d´un homme qui semble progressivement entrer dans un spleen fait d´ennui et de solitude, mais aussi d´un narcissisme blessé qui l´entraîne à s´enfermer dans un cocon, où il s’abrite du monde extérieur en ayant recours à une écriture sereine et contemplative. » (L’Institut Camõens)
« Al Berto, né en 1948, est une figure emblématique de la poésie portugaise contemporaine. Son œuvre s'affirme explicitement comme héritière du romantisme et du symbolisme. Un classique, en somme. » (L’Escampette)
« J’habite Lisbonne, comme si j'habitais à la fin du monde, quelque part où seraient réunis des vestiges de toute l'Europe. À chaque coin de rue, je trouve des morceaux d'autres villes, d'autres corps d'autres voyages. Ici, il est encore possible d'imaginer une histoire et de 1a vivre; ou de rester 1à, immobile, à regarder le fleuve, à feindre que le temps et l'Europe n'existent pas - et probablement Lisbonne non plus. » (l’auteur)
Son œuvre a été traduite en français par celui qui fut son ami,Michel Chandeigne et publié par les éditions L’Escampette.
Bibliographie en français
Le Livre des retours (L'Escampette, 2004)
Trois nouvelles de la mémoire des Indes (L’Escampette, 2001)
Jardin d’incendie ( L’Escampette, 2000)
Lumineux noyé (L’Escampette, 1998)
La secrète Vie des images (L’Escampette, 1996)
La Peur et les Signes (L’Escampette, 1993)
les bateaux sont la dernière image qui nous reste pour fuir
mais seules les paroles nous enivrent
ce sont les longues flammes qui dévorent les bateaux et la mémoire
où nous voyageons
nous oublions ce qu’on nous a enseigné
et si par hasard nous ouvrions les yeux
l’un vers l’autre
nous trouverions une autre immobilité un autre abîme
un autre corps raidi
palpitant dans l’imperceptible et nocturne blessure
*
je passe la nuit dans la vie précaire du feu
cette rumeur de mains qui effleure le corps
endormi dans la surface du miroir
je suis saisi du désir trouble de te réveiller
et de la peur de vouloir encore tout réinventer
c’est dans le silence
que je sais déjouer la mort
non
je ne m’accroche à rien
je reste suspendu à cette fin de siècle
je réapprends les jours pour l’éternité
parce que là où s’achève le corps doit commencer
une autre chose un autre corps
j’entends la rumeur du vent
va
mon âme va-t-en
là où tu voudras t’en aller
*
les mains pressentent la légèreté rougeoyante de la flamme
répètent des gestes semblables à des corolles de fleurs
des vols d’oiseau blessé dans le clapotis de l’aube
ou restent ainsi bleues
brûlées par l’âge séculaire de cette lumière
échouée comme un bateau aux confins du regard
tu lèves de nouveau ces mains lasses et sages
tu touches le vide de nombreux jours sans désir et
l’amertume humide des nuits et tant d’ignorance
tant d’or rêvé sur la peau tant de ténèbres
presque rien
CARTE GÉOGRAPHIQUE
tu ouvres la carte de l’europe et
tu indiques l’endroit perdu près de la mer – le soleil
foudroie la bécassine et le lait sage des mères
a caillé en un goût de plancton et d’humus
dans la jardinière de la fenêtre tournée vers la mer
ont séché les giroflées des navigateurs et un chardon jaune
a surgi hirsute et ferme – le temps pluvieux
se répand dans les ruelles en s’insinuant dans l’âme
un gros crachin de houle – l’europe s’éloigne
avec ses désillusions au son des tambours d’eau
tu te rappelles ainsi la nuit échouée au seuil des grands froids
le corps carbonisé qui a perdu sa nationalité
les villes sans nom l’accident l’autoroute
le message laissé au café la bière renversée
l’alarme de la nuit la fuite
la terre des glaces éternelles le voyage sans fin le couteau
contre la gorge et les trains et le pont reliant
les ténèbres aux ténèbres
un pays à un autre pays – où nous avons dit des choses qui tuent
et laissent des traces d’acier dans les paupières
mais
dans la fatigue du voyage du retour dans le découragement général
la carte de l’europe est restée ouverte à l’endroit
où tu as disparu
j’entends l’atlantique hurler d’abandon
tandis que mes doigts se fatiguent peu à peu
en écrivant lentement un journal – ensuite
je ferme la carte et je m’en vais
dans la cruauté de cette décennie sans passion
Al Berto