Aller plus loin
Il a suffit de sept couleurs, de vingt six lettres d’alphabet, de quelques millénaires, d’un brin d’herbe, d’un homme, d’une fleur remuant son oreille dans l’air. Laissez-moi le français des chevreuils, la langue des érables, le jargon des enfants. Je veux aller plus loin que je vais, jusqu’au long bouche à bouche du fleuve et de la mer, mordre la pomme dans sa fleur, boire le monde dans une goutte, la parole au fond du cœur, le feu du sel dans la mer, le repos des volcans. Trop de tapage à vide brise les poèmes, les nuages, les vagues. Je n’ai plus d’âge quand j’écris. Je suis l’enfant, le vieillard, la rousse, le coyote, le gnome, le sauvage, les flèches de couleur qui bandent l’arc-en-ciel. Les horloges vendues ne battent plus les heures. Les vents disent tant de choses. Les cormorans gémissent. Les vieilles armoires pleurent. Il faut les écouter. Je fais pousser des feuilles sur mon crayon de bois. Ma guitare intérieure se charge de musique. Je m’ouvre dans la nuit ainsi qu’une fenêtre. Je me voudrais capteur de la beauté du monde, receleur d’infini, contrebandier du cœur.
Je traverse la mer sur une barque brisée, raccommodant la quille avec mes nerfs, faisant des rames avec des mots entre les vagues métaphoriques. J’offre ma plume aux oiseaux qui grelottent, ma salive au désert, mes lignes blanches aux ténèbres, la bouteille du cœur à la soif des hommes. La plus petite chose attire mon regard. Je ne vois pas plus loin que le doigt d’un brin d’herbe mais j’y pressens le monde. Chaque caresse aimante rince les yeux du cœur. J’ai gardé pour l’oreille l’archet du vent sur les bouleaux, le plaisir d’entendre le premier chant d’oiseau. Quand les mots ne sont plus que des bruits, j’en appelle à Mozart au milieu des sirènes, à la pluie sur la peau, au souffle d’un roseau captant l’âme du vent. Sur la table de cuisine, une fleur à bonheur côtoie la faim, un vieux crayon de bois affronte l’opinel, un livre touche d’un mot toute la tristesse du monde. Les hommes m’ont tout volé, le feu, le pain et l’eau, excepté la joie. Elle fait bouger mes lèvres, tourner les pages, danser les mots.
Nous affrontons l’hiver avec des phrases nues. Nous bâtissons de la langue un pays qu’on nous vole. Le moindre ver de terre cherche sa part de ciel. L’homme a vendu la sienne pour une poignée de change. Tous les chemins mènent à la mer où les poissons parlent breton disait Kerouac. Toutes les mains suivent leurs lignes qui ne sont que des veines. J’ai lu mes premiers mots dans le regard de ma mère. Je les écris depuis avec les doigts d’un père. J’entrevois l’invisible dans les mémoires trouées, le vertige de l’encre sur les lettres d’amour. Sur la route infinie, les frissons du rêve ne protègent plus du froid. L’autrefois de la langue se perd au téléphone. Quel courage recoudra nos lambeaux de paroles ? Les géants de la finance finiront-ils par mordre la poussière ? Je marche à l’utopie avec mes petits pas en forme d’espérance, mes mains en porte-voix et le train de mes yeux déraillant dans l’immense. Je vais à l’inconnu, là où la nuit apporte la lumière. La pluie donne le ciel à qui se laisse mouiller. On ne peut rien contre celui qui n’a plus rien. Il se prépare à tout.