Angeline Neveu: une utopie en train de se vivre
Entretien avec Angéline NEVEU (extraits) 30 novembre 2002, Montréal
Jacques DONGUY_Tu as assisté aux cours d'Henri LEFEBVRE. Les situs l'accusaient d'avoir pillé leurs thèses.
Angéline NEVEU_Cela s'est fait en deux temps. J'étais en philo à Paris, et parce que la sociologie, c'était nouveau, j'allais assister avec grand plaisir aux cours de LEFEBVRE, juste pour découvrir les choses. Et l'année d'après, c'est en tant qu'Enragée, je n'avais pas encore le titre...
D. En 1967.
A. N. En 67, là on y est allés pour d'autres raisons. C'est-à-dire pour faire le sabotage des cours de LEFEBVRE. LEFEBVRE revenait du Japon, et il commence surtout à parler des restaurants, des sushis. I l avait raison, c'est à la mode aujourd'hui; en tout cas nous, on a commencé à gueuler, à demander des vraies nouvelles du Japon, c'est-à-dire pour nous le Zengakuren. C'était ça, le Japon. Là, il tergiversait. Il n'a pas tergiversé longtemps, le sabotage... Il y a eu beaucoup de gens de l'extérieur, des gens assez costauds prêts à intervenir. Et puis de toute façon ça intervenait au niveau verbal...
D. Et concrètement, qu'est-ce que vous faisiez ?
A. N. Concrètement, on l'a fait taire. On l'a traité de menteur. Survoler la Zengakuren... Je me souviens de l'intervention verbale le faisant taire, et ça, ça avait été comme un silence dans l'assemblée, tout le monde se retournant : d'où ça vient, tout le monde, qu'est-ce qui se passe, un boycott pareil de cours... C'était assez impressionnant de voir la mine défaite de LEFEBVRE. Il n'a pas dû se réjouir beaucoup ce jour-là. Ce n'est pas passé, disons, à la violence physique...
D. Nanterre était entouré de bidonvilles à l'époque.
A. N. À l'époque. Et ce n'est pas rien comme détail. C'était une cité moderne au milieu des bidonvilles, avec une clientèle de bourgeois, alors ça donnait un mélange explosif. Aussi, ce n'é t a i t pas confortable d'aller à Nanterre. Parce que, quand même, c'étaient
les bidonvilles, et puis dans les bidonvilles, il y avait des Algériens comme d'habitude qui étaient là, et où on pouvait évidemment trouver du kif, à l'époque des cubes ; ils mettaient ça comme ça, grosso modo, ils coupaient, ils pesaient pas, c'était à la bonne franquette. Mais il y avait aussi des mitraillettes...
J. D. Tu m'as parlé d'une affiche : « Courant d'air
sur le pommier du Japon ».
A. N. Oui. Le t i t re est celui, détourné, d'un tableau de DUCHAMP. C'est surtout le t i tre d'un tract des Enragés de Nanterre, je pense même que c'est le tract du 22 mars, si ma mémoire est bonne.
J. D. Et cette affiche, avec bande dessinée détournée : « Comme ailleurs i l n'y a plus de hasard. La probabilité fait les complicités " e t " Dès que nous prenons nos désirs pour la réalité » ?
A. N. Les désirs pour la réalité, ça c'est terrible, parce que, je veux dire, c'est une utopie fantastique, c'est une utopie que l'on a entrevue en '68 effectivement. On ne verra jamais plus un moment comme ça dans les rues où tout le monde se parlait, où il n'y avait plus de barrière sociale, où les petits vieux venaient vous apporter des oranges quand on était sur les barricades, où il y avait des chansons d'Alice BECKER-HO sur les murs qui disaient : « Vivez vos passions » ; tous les détournements, c'était de toute beauté. Puis c'était possible, on l'a vu, on l'a vécu. Quand un chauffeur d'autobus ne te parle plus de beefsteak mais d'imagination, il s'est passé quelque chose dans le pays.
J. D. En fait tu n'étais pas inscrite à Nanterre.
A. N. Non non. Je faisais partie des gens en dehors. C'est pour ça que toutes ces choses-là, c'est l'interne, à part à un moment donné où tout le monde est là en permanence.
D. Alors parmi les Enragés, Pierre CARRÈRE. C'est qui Pierre CARRÈRE ?
A. N. Pierre CARRÈRE. Il va devenir photographe par la suite. C'est un type avec qui j'étais en philo à Paris. Patrick NÉGRONI, c'est aussi un type avec qui j'étais en philo à Paris. On était dans la même classe de philo dans une boîte à Paris. Le cours Auguste
COMTE, face aux cinémas de Frédéric MITTERRAND. Ce qui fait qu'on a traversé la rue, changé de trottoir, on n'est plus jamais allés aux cours, puis on voyait quatre-cinq films par jour, dont La charge de la brigade légère ; donc, tous les films dont on voit des extraits dans le film La société du spectacle. On avait autre chose à faire que d'aller aux cours de philo. Puis on allait tout le temps à Nanterre. Plus nos expériences de dope en fin de semaine, qui n'étaient pas négociables. On était très occupés, sauf pour la philo.
D. Quartier général, le Zimmer. Qu'est-ce que vous faisiez au Zimmer ? Réunions ? Discussions ?
A. N. Oui, discussions. Et puis aussi, on sortait beaucoup. Les dérives, il fallait bien les démarrer quelque part.
D. Avant DEBORD ? Vous faisiez des dérives avant DEBORD ?
A. N. Avec les Enragés, c'est quand même DEBORD. Dès que tu dis « Enragés », c'est f i n i , c'est DEBORD. Dès qu'il y a SÉBASTIANI dans le coin, dès qu'il y a RIESEL, c'est les dérives. Les dérives, on sait toujours d'où on part, on ne sait pas où on f i n i t. Nous,
on a fait des affaires dans le genre ne pas dormir pendant cinq jours et cinq nuits, pour voir jusqu'où on pouvait aller.
D. « Le 22 mars, là je cite le livre de Christophe BOURSEILLER, un militant d'extrême gauche, Xavier,est arrêté, occupation du bâtiment administratif de l'université par les anarchistes et les Enragés s'emparant de ta salle du conseil de la faculté, saccageant le mobilier. Ils fouillent dans les tiroirs, ils trouvent de l'alcool. »
A. N. Il n'y avait pas d'alcool ! C'est pour ça qu'on est partis. On est resté cinq minutes. Quand on a vu la troupe de Cohn BENDIT monter... d'ailleurs c'était pas le 22, c'était le 21 mars au soir, puis ils se sont emmerdés toute la nuit, parce que précisément il n'y avait pas d'alcool, il n'y avait rien, et en plus avec le discours anarchiste de Cohn BENDIT qui était absolument fabuleux, où il déclare qu'on est en train de voler les verres ; tu sais, une sallede conseil d'administration, c'était assez plat, il y avait un buffet, une grande table et des chaises, et puis c'est tout, et là on a sorti trois verres qu'il y avait. Un discours sur le vol ! En tant qu'anarchiste, en tant que chef anarchiste à ce moment là, parce que les rôles pouvaient être modifiés à ce moment-là, et sachant très bien que la première loi de l'anarchie est :« Il est interdit d'interdire. » Alors lui nous interdisait même de voler, de sortir trois verres et de les mettre sur la table. Nous, quand on a vu ça, on est partis.
D. Vous étiez combien ?
A. N. Onze.
D. Vous étiez les onze...
A. N. Et à la suite de ça, on a pris le train, on est arrivés à la gare Saint-Lazare, et on est allés écrire ce foutu tract : « Courant d'air sur le pommier du Japon. C'était le 21 mars au soir. Cohn BENDIT et autres, comme ça a toujours été par rapport à Nanterre, ont appelé les copains, et plein de gens sont venus le 22 et se réclament encore du 22 mars, comme étant du 22 mars.
D. L'occupation, salle Cavaillès, l'occupation de la Sorbonne, tu y étais ?
A. N. Oui. Moi, je me souviens très bien, j'étais comme époustouflée. Parce que par moments, il fallait prendre des breaks. C'est que c'était intense. C'était jour et nuit. Donc on ne dormait pas, on tombait. Et moi, je me souviens très bien, j'avais pris un break, j ' ai laissé tomber tout le monde, je me suis retirée dans la cour de la Sorbonne, et ça a été
un moment très privilégié d'être à l'ombre de cette chapelle, de voir ce graffiti extraordinaire tranquillement, toute seule : « Comment peut-on penser librement à l'ombre d'une chapelle ? » Et puis j'étais dans mes pensées, à ce moment-là il y a des gens
qui ont sorti un piano à queue et qui se sont mis à jouer dans la cour de la Sorbonne. C'était de toute beauté. Avec le graffiti sur la toile de Philippe de CHAMPAIGNE... Esthétiquement, moi, je trouve qu'il s'est aussi passé beaucoup de choses. C'est un autre
point de vue, ça, surtout a posteriori, moi, c'était des moments très forts, des moments que je n'oublierai jamais. J'ai oublié les tracts, mais ça non, parce que c'était des émotions dans le fond esthétiques.
D. Mais dans cette salle Cavaillès, est-ce que DEBORD est intervenu ?
A. N. Je ne sais pas, je les voyais dans la salle. La photo très connue de DEBORD : DEBORD, i l est au milieu de tout le monde. C'est là où est apparu SÉBASTIANI. Parce que SÉBASTIANI, qui n'était ni Enragé ni rien, va faire une telle intervention que KHAYATI qui est là dans l'assemblée générale... Voilà. Je trouve que ça résume dans le fond la détermination des uns et des autres, et la position des uns et des autres. Je veux dire, que ce soit Cohn BENOIT, les trotskistes, les maoïstes, les gauchistes, on dit à un moment donné : « À bas, l'État policier! » Tout le monde est d'accord avec ça. Et SÉBASTIANI va se lever et va dire :« À bas, l'État ! » Alors évidemment ce n'est plus le même programme. Et là KHAYATI allume... SÉBASTIANI est repéré, il devient situ. Donc je pense que ça, finalement, en y réfléchissant bien, c'est vraiment la fêlure fondamentale des uns et des autres...
D. Le 16 mai, les Enragés qui contrôlent le comité d'occupation mènent une guerre farouche contre les groupes d'extrême gauche. Il y avait des luttes de faction entre Enragés et extrême gauche ?
A. N. Ah, c'était des bagarres ! C'était dangereux, c'était physique. Ça a tiraillé pas mal. Parce que, à un moment donné, tout était possible. En tout cas, on l'a cru. Une utopie qui était en train de se vivre...
D. De prise de pouvoir ?
A. N. Non, c'était « À bas, l'État ! ». Si c'est« À bas l'État ! », aucun pouvoir. Cela, personne n'en parle.
D. Tu m'as parlé d'une dérive avec DEBORD, rendez- vous dans un bar au Palais Royal. C'était après mai '68.
A. N. Oui, mais celle dont je te parle là, je me souviens de ce magnifique bar à vins. Parce que DEBORD aimait beaucoup...
D. Un bar à vins au Palais Royal ?
A. N. Ah, i l faut connaître. I l y a donc un bar à vins, j'insiste, dans la grande tradition, et très beau, très beau, parce que, évidemment, le Palais Royal.
D. Alors vous étiez combien dans ce bar ? Tout un groupe ?
A. N. Tu sais, moi je n'ai jamais noté qui avec quoi. J'ai l'impression que c'était quand même toujours les mêmes.
D. Vous commencez à boire et...
A. N. Ah, oui, après on a continué. Mais où ?
D. Cela durait combien de temps ? 48 heures ? 24 heures ? Trois jours ?
A. N. C'était sans f i n . Parce qu'en plus, très souvent quand on démarrait une dérive, par exemple on allait chez l'un ou chez l'autre où i l y avait des disponibilités, on pouvait dormir une heure ou deux, puis on repartait, d'ailleurs il y en avait d'autres qui ne dormaient pas pendant ce temps-là, qui faisaient autre chose, mais il y avait un temps de repos si je puis dire d'une heure ou deux. Ce n'est pas beaucoup.
D. Donc i l y avait un circuit de bars connus...
A. N. Et inconnus. I l faut dire qu'à l'époque, c'est très très important ça, il y avait encore les Halles à Paris.
D. Et les cafés automatiquement ouverts toute la nuit...
A. N. Toute la nuit. La fermeture des cafés va avoir lieu après '68, forcément. Et là, tu imagines la nuit, on peut manger pour trois fois rien, aller d'un bar à l'autre, se balader, mais dans notre quartier, dans donne cela. Elle sème le trouble. C'est la dissolution
de l ' I . S. !
D. Donc, tu es intervenue dans cette discussion.
A. N. C'est ça. Je suis intervenue et j'ai écrit un texte que j ' a i déchiré. Tu vois, c'est des affaires de Milan rapportées par je ne sais qui... Il y a un mix-up...
D. De procès - à Paris.
A. N. De procès stalinien. Puis on m'accuse de tous les maux de la terre. Je suis sortie de là, j'étais ulcérée, je pleurais comme une Madeleine dans le métro, je ne comprenais pas, je ne comprenais vraiment pas de quoi on m'accusait. Ils se sont pris pour d'autres. Cela a un peu dérapé à la f i n. Et d'ailleurs, ça a aidé DEBORD à boucler l'Internationale. Parce que d'abord il n'y avait plus que lui qui écrivait. C'était devenu la bible des intellectuels.
Il n'y avait plus personne qui pensait sans avoir lu DEBORD. Dans tout Paris dans le fond, i l y a une vie qui a complètement disparu. On n'était pas les seuls à la vivre. Sinon elle n'aurait pas existé, cette vie-là. Donc c'est comme la fin d'une époque aussi.
D. Il y a cet épisode du texte déchiré à Milan avec Paolo SALVADORI. Qui était situationniste lui aussi.
A. N. Oui. Philosophe de formation. Originaire de Bergame.
D. Donc, c'est un texte politique que tu as écrit.
A. N. Politique et philosophique. Là encore, il s'agissait d'un conflit interne de la section italienne.
D. Entre deux membres ?
A. N. Oui, les deux qui restaient. Parce que les autres... Je veux dire que DEBORD a généré la pratique de l'exclusion, mais à un rythme effréné, où chacun dans son ego excluait l'autre...
D. Et donc, ce texte, tu ne te souviens même plus du titre ?
A. N. Même plus. Je me souviens qu'il était conséquent. Deux-trois pages, quelque chose comme ça. Et c'était vraiment suite à une inspiration générée par un c o n f l i t . Conflit entre SALVADORI et SANGUINETTI. Et puis, tout le monde s'est séparé.
D. Alors à quoi ça correspond, cet épisode de la Taverne ? Patrick NEGRONI est sommé de comparaître à la Taverne du Régent, place de Clichy. Christian SÉBASTIANI et Pierre LOTROUS y instruisent le procès d'Angéline NEVEU. La jeune fille aurait semé le trouble lors d'une conférence situationniste.
A. N. C'est parce q u ' i l y avait SALVADORI et SANGUINETTI qui faisaient cette conférence à deux. Moi, j'étais là. Donc on était peut-être à trois. Mais, j'ai semé le trouble, c'est comme... Effectivement, on ne pouvait plus rien dire au bout d'un moment,
parce que si tu prenais les théories jusqu'au bout, là, menez-la jusqu'au bout, la théorie, voilà, ça
D. DEBORD, c'était en 1974 qu'il a dissous...
A. N. Oui, mais ça a duré, toutes ces histoires-là. Moi, je dis toujours, '68, mai '68 ; c'est un mois, mais ça a duré huit ans.
D. « C'est une manipulatrice, elle a voulu faire
exploser l'I. S., elle est interdite de fréquentation. »
A. N. Mais qui dit cela ? Et exclusion de quoi ? Je ne fais partie de rien. Moi, j'a i refusé d'entrer à l ' I . S.
D. On te l'a proposé ?
A. N. Eh bien oui. On a proposé à tous les Enragés d'entrer à l ' I . S. en '68.
D. Et pourquoi as-tu refusé ?
A. N. Parce que je n'avais pas la culture pour me battre par rapport à la défense de la poésie et la défense de l'art. Tu sais, le fameux « L'art est mort », moi, j'avais 20 ans, je ne connaissais pas tout. Mais là, j'étais complètement impressionnée. Il faut quand
même remettre dans le contexte : DEBORD avait une telle aura, tu sais, c'était quand même le secret toujours ; moi, j'ai connu dix personnes pendant dix ans. Cela, ça a été mon milieu social avant que je ne passe à autre chose. C'était une espèce de peur constante. Et quand DEBORD a dit : « L'art est mort », après, évidemment, on l'a su, c'était un détournement de « L'art petit bourgeois est mort » de SCHWITTERS. Moi, ça ne me donnait pas plus de poids, j'a i dis non, il y a quelque chose qui ne va pas. Mais si tu ne peuxpas discuter, je n'allais pas m'engager dans un truc que je ne pouvais pas discuter. Je suis restée en arrière. De toute façon SÉBASTIANI, à chaque réunion, avant d'y aller, il était mort de trouille. L'I. S., c'est DEBORD, c'est VANEIGEM, c'est KHAYATI. Nous, on est les Enragés de Nanterre, on ne sera toujours » que la dernière génération, je veux dire, La société du spectacle, la revue, c'est DEBORD qui l'a écrit, —
SÉBASTIANI, c'est le dernier poète qui n'a jamais écrit une ligne. Il n'y a quasiment aucun des Enragés qui ait écrit.
Ce document est extrait de l'Érudit
Une autre entrevue à Radio-Canada: Le Navire Night