Branleux dans le manche
Deux jours et deux nuits à ne pas dormir vraiment: une sale grippe, des matous venus de partout pour chatouiller mes chattes et pas seulement dans leurs dessous de bras, méchant concert pour qui a la tête comme une cloche à vache!
Entre deux quintes de toux et trois bidons d'éternuements à polluer tout l'est du Kebek, j'ai relu pour fin de corrections finales à apporter, quelques pages du "Nietzsche" que j'ai enfin terminé comme vous savez.
Le hasard faisant toujours bien les choses, je suis tombé sur cet extrait (pas toujours facile à lire, j'en conviens), mais que je tiens à vous communiquer entre deux quintes de toux et trois bidons d'éternuements à polluer tout le bas du Fleuve!
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CHÈRE SAMM,
Nietzsche a écrit un texte dont j'aurais aimé être moi-même l'auteur. À défaut de l'être, je l'ai appris par coeur, je l'ai même pastiché sous forme de dithyrambe. Tu vas peut-être le trouver un peu long, et si c'est le cas, tu n'as qu'à suivre le conseil de Nietzsche: fais une longue marche en montagne, lis un passage, puis arrête-toi, regarde les profondeurs du paysage, reprends ta marche, lis un autre passage, laisse les mots composer en toi un paysage que tu n'as jamais fréquenté - et je crois bien que ce faisant, tu trouveras, comme moi, que simplement lire est parfois, comme l'est la vie elle-même, une source de plaisir et de connaissance inespérée. Nietzsche a écrit:
"Exiger de la force qu'elle ne se manifeste pas comme telle, qu'elle ne soit pas une volonté de terrasser et d'assujettir, une soif d'ennemis, de résistance et de triomphes, c'est tout aussi insensé que d'exiger de la faiblesse qu'elle manifeste de la force. Une quantité de force déterminée répond exactement à la même quantité d'instinct, de volonté, d'action - bien plus, la résultante n'est pas autre chose que cet instinct, de volonté, d'action, cette action même, et il ne peut en paraître autrement que grâce aux séductions du langage.
"De même, en effet, que le peuple sépare la foudre de son éclat pour considérer l'éclair comme une action particulière, manifestation d'un sujet qui s'appelle la foudre, de même la morale populaire sépare aussi la force des effets de la force, comme si derrière l'homme fort, il y avait un substratum neutre qui serait libre de manifester sa force ou non. Mais il n'y a pas de substratum de ce genre; il n'y a pas d'être derrière l'acte, l'effet et le devenir: l'acteur n'a été qu'ajouté à l'acte - l'acte est tout.
"Quoi d'étonnant si les passions rentrées couvant sous la cendre, si la soif de vengeance et de haine utilisent cette croyance à leur profit, pour soutenir, avec une ferveur toute particulière, ce dogme qui affirme qu'il est loisible au fort de devenir faible, à l'oiseau de proie de se faire agneau; - on s'arroge ainsi le droit de demander compte à l'oiseau de proie de ce qu'il est oiseau de proie. Lorsque les opprimés, les écrasés, les asservis, sous l'empire de la ruse vindicative de l'impuissance, se mettent à dire: "Soyons le contraire des méchants, c'est-à-dire bons! Est bon qui ne fait violence à personne, quiconque n'offense, ni n'attaque, n'use pas de représailles et laisse à Dieu le soin de la vengeance, quiconque se tient caché comme nous, évite la rencontre du mal et du reste attend peu de chose de la vie, comme nous, les patients, les humbles et les justes", tout cela veut dire en somme: "Nous les faibles, nous sommes décidément faibles; nous ferons donc bien de ne rien faire de tout ce pour quoi nous ne sommes pas assez forts".
"Mais cette constatation amère, cette prudence de qualité très inférieure que possède même l'insecte, grâce à ce faux monnayage, à cette impuissante duperie de soi, a pris les dehors pompeux de la vertu qui sait attendre, qui renonce et se tait, comme si la faiblesse même du faible était un accomplissement libre, quelque chose de volontairement choisi, un acte de mérite. Cette espèce d'homme a besoin de foi au sujet neutre, doué du libre arbitre, et cela par un instinct de conservation personnelle, d'affirmation de soi, par quoi tout mensonge cherche d'ordinaire à se justifier. Le sujet (ou pour parler le langage populaire, l'âme) est peut-être resté jusqu'ici l'article de foi le plus inébranlable, par cette raison qu'il permet à la grande majorité des mortels, aux faibles et aux opprimés de toute espèce, cette sublime duperie de soi qui consiste à tenir la faiblesse elle-même pour une liberté."
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Relisez maintenant ce texte dans la perspective de la campagne électorale en cours. Quand même les indépendantistes évacuent de leur discours le mot "pays".... quand... quand... bref: toutes ces omissions délibérées ne donnent-elles pas raison à Nietzsche et n'expliquent-elles pas pourquoi nous nous trouvons aussi branleux dans notre manche?
Victor Levy Beaulieu