Chaque chose est un mot

Publié le par la freniere

Est-ce l’arbre qui tient le vent ou le vent qui tient l’arbre ? Chaque chose est un mot. Chaque mot est une chose. L’important est ce qui les relie. Ce que j’écris n’a pas de fin. J’écris en rond, en carré, en losange. J’écris comme on tricote en échappant des mailles. Mes phrases avancent en boitant. Cherchant ma place dans le courant des mots, je finis toujours par frapper de plein front le mur du silence. Petits, moyens ou gros sabots ne marchent pas plus vite. Le murmure se noie dans les aposiopèses des portables. Dans les foires du livre, les auteurs ne sont plus que les maquignons d’eux-mêmes. Je passe sans laisser d’ombre. J’habite le dedans des poèmes. Ce qu’il y a autour importe peu. Le blanc s’écrit avec des mots très noirs. L’écriture des hommes disparaît sous les chiffres. On ne lit plus les mots avec les yeux du cœur. On ne lit plus l’hiver dans les branches écartées, les larmes de rosée sur les joues rondes des pommes. On ne reconnaît plus la poterie des collines, la faïence du ciel, la vaisselle des anges. On n’entend plus le chant du coq ni le cri des cigales, le bruit d’une main cherchant la porte. On ne voit pas de lucioles sous les néons, le patchwork des éteules sur le grand lit des champs, les fleurs en bouquet chaussées de lunettes rondes, les ocelles des papillons, les vesces de loup géantes cachées dans les bosquets. Généralement, le point d’exclamation ne sert qu’à orner les pires banalités, exactement comme les cocardes cachent l’imbécillité de la plupart des politiciens. Certains ne se lassent pas de voter pour des sots. C’est comme transporter l’eau avec des seaux percés.

 

Les mots se frottent à moi comme le font les chats. Il faut bien écorcher la langue pour la garder vivante. Après le temps des cerises vient le temps des noyaux, la mort après la vie. Les noyaux portent en eux la forêt, les glands, les écureuils et tant de petites bêtes. Les doigts du vent caressent l’enveloppe du paysage avant que le soleil ne l’ouvre aux yeux bleus du matin. La peau du lac frémit comme une eau de canards. Les oiseaux font leur nid dans les hangars de la plaine. L’odeur du monde en garde les secrets. Mes poumons pompent l’air de leurs ressorts fatigués. Entre les mains du boulanger lève la chair du pain. Il n’y a qu’en poésie qu’on fait de l’or avec la boue. Avec le reste, on fait de l’art. Le mot qu’on trouve n’est jamais celui qu’on cherche. Ce que l’on donne à voir n’est jamais ce qu’on voit. Quand on écrit le mot peinture, c’est le dessin qui manque. Il faut pour être drôle autre chose qu’un rire. Quand un homme se met en vers, il lui est difficile de marcher droit ou de trouver le bon soulier. Le noir n’est pas noir sur le blanc de la page. Il a suffi d’un feu pour apprendre à parler, d’une caresse pour nous apprendre à vivre. Toute la monnaie du monde ne vaut pas un insecte, une fleur, un caillou.

 

L’homme est en trop dans le règne animal. Il cherche son lieu dans le slalom des images. Chacun voyage à son rythme vers un pays perdu. Je nage dans mes jours vers le baptême des noyés. Je cherche l’âme dans le fond du vivant. Les barreaux de l’échelle sont tombés. Je les ramasse un à un. La langue est un chandail trop large pour le corps, une ballerine en bleu de travail, une vague en salopette, la neige qui enjôle les aiguilles de pin. Quand le poème se fait pluie, ce sont les yeux qui pleurent. C’est la poésie qui réveille la prose, les allitérations qui font bouger la phrase. Certaines phrases, on dirait des branches façonnant leur descendance. On dirait la chair dans les flacons ventrus des fruits. On dirait la pluie, la sève, le soleil. On dirait le vent interrogeant l’espace. On dirait le temps et son voyage cosmique. La lumière des livres m’a éclairé bien mieux que le soleil. À chaque nuit, je m’éveille sous une pluie de mots. Sans savoir où aller, je détecte la source, le pollen démasquant l’invisible. Aux questions de la vie, toute réponse est une trahison. Il faut garder la porte ouverte. Les autoroutes ne respectent pas les bosses, les creux, les racines. Elles obéissent aux ordres, aux menaces, aux slogans inscrits sur des panneaux. La vitesse brouille les calvettes. Les appels de phare s’y perdent dans la brume. Je préfère la liberté des fonds de rang avec leurs croix de chemin, les sentiers, les savanes, les routes mangées par la verdure, les terres à l’abandon, les mots coursant avec les mulots dans les granges maganées.

 

On m’a toujours dit que les livres me conduiraient à côté de la vie. Pourtant, les mots vivent en moi. Ils nourrissent le réel mieux qu’un billet de banque. Il y a des passages entre le monde et la littérature, des conduits souterrains, une lumière qu’on n’imagine pas. J’ai toujours été un taiseux. Devant une foule, je souris comme un enfant chantonne pour oublier sa peur. Même les imbéciles m’intimident. Je n’ai pas peur des cimetières. Je parle même avec les morts. Ils m’écoutent en silence. C’est pour eux que j’écris. C’est pour les arbres aussi, malgré le papier qu’on leur vole, leur peau qu’on arrache pour en faire des pages. J’écris leurs noms sycomore chêne bouleau thuya pin blanc pin rouge et gris saule d’écorce amère bois de Paul-Marie Lapointe dévoré par l’oiseau. Pour qu’ils me pardonnent, je leur donne une seconde vie. Moi, pauvre imbécile, ignorant tout, l’orgueil d’écrire me met du côté des éclopés, des humbles, des silencieux. Écrire n’est pas parler. Il y a aussi dans l’écriture la déploration de ce qui est perdu, le grain de la voix, les accents, les intonations. J’ai cessé d’arpenter le monde. Il n’y a de vrai voyage qu’intérieur. D’une phrase à l’autre, on peut enjamber des continents. On peut tout faire avec les mots. Dans les livres, en hiver, il fait si froid que les morts grelottent, et quand il fait trop chaud, ils se remettent à vivre.

 

Je vois le monde avec les yeux de la tête, la cervelle des faons, avec le coude, avec les pieds, avec le bois des tables et le foin des étables, avec un sang de cochon, avec les mains du vent. J’ai beau avoir fabriqué des meubles, restauré des églises, élevé des chèvres, mon seul véritable outil est resté mon crayon, à la fois ronce ou fleur des champs, mitraillette ou caresse, grenade que l’on mange ou celle qu’on amorce, invective ou prière. Si le meilleur n’arrive jamais, on se console en se disant que le pire non plus n’arrivera jamais. Même les mots qui puent se transforment en parfums, comme la boue devient poterie, le charbon diamant. Je perçois dans chaque être vivant le mort qu’il sera et dans chaque mort le vivant qu’il était. Je cherche la lumière qui unirait les deux. J’ai pris forme dans l’utérus de la langue. Elle me donne la chair, les articulations des mots, la syntaxe des muscles, la ponctuation des cordes vocales, la conjugaison des os. Le temps n’est pas un ennemi. Il fait partie de notre anatomie. Quand à l’espace, il est illimité, peu importe les frontières que l’homme lui impose. J’aime l’obsession des géographes à souligner ses différences. Même si l’amour n’accepte pas l’horreur, il est difficile d’haïr quand on aime la vie. J’aime les vieux mots. Les morts peuvent nous suivre selon l’état de la langue. Ils se sentent rejetés dans la novlangue des ordinateurs. Avec le téléphone «intelligent» on est à l’apogée du lèche-vitrine. Quand à moi, je cherche une version solaire pour les ténèbres ambiantes.

 

Il y a une lumière dans le visage de ceux qui lisent. Par rapport au grand fleuve social, ils sont sur l’autre rive. Si l’on croyait à la métempsychose, on protégerait peut-être mieux la terre. On soignerait les arbres arthritiques, les fleuves enrhumés, les bêtes qui s’étiolent sous l’avoine chimique. À défaut d’y croire, je fais parler les morts, les arbres, les anges, les cailloux. Je transforme les choses en animaux vivants. Je sonde avec des syllabes la profondeur du vert. C’est vers l’arrière-pays que je porte les yeux. J’attends tout de la nuit quand elle se penche sur moi comme le ferait une femme. Les nuages les plus hauts n’annoncent pas d’orage. C’est en baissant qu’ils renversent la pluie et laissent déborder leurs poêlons de ouate. La terre des cimetières boit de cette eau goulument comme si les morts avaient soif. Il n’y a pas de patrie. Il n’y a pas de pays. Il n’y a qu’une langue qui nous sert de terroir.

 

Il ne sert à rien de courir pour rattraper le temps perdu. C’est lui qui nous rattrape un jour ou l’autre. Le cœur agit sur la mémoire à la manière d’un aimant. Des particules de souvenirs adhèrent à l’aorte. Chaque homme est une âme errant dans une jungle de questions, une forêt d’inquiétudes. Le cerveau lui-même est un labyrinthe. Je laisse les mots surgir et glisser leur bémol sur une partition sans notes. Il ne suffit pas des sens pour percevoir le monde. L’écho est un miroir pour l’oreille. Mêmes les petits riens sont nés pour le tout. Quand sommes-nous ? Que sommes-nous, un souffle autour de rien, une voix qui se cherche, une âme qui se cache, un poids sur une échelle appuyée sur le vide ? Les miettes qu’on partage se comptent sur les doigts. Entre les pages d’un carnet, j’entends le cri des bêtes dans une forêt absente. J’aperçois des nuages dans un ciel qui n’existe pas. Je vois des flammes danser à la lisière du néant. Il n’y a que le papier de vrai et l’encre de réelle. Ce sont les mots qui font la différence, le verbe, la parole. L’écriture s’invente à mesure qu’elle s’écrit. Peu importe qu’on me traite de naïf, de poète simplet, de Schtroumf philosophe, de petit pois dans le jardin des gnomes, je continue d’écrire avec le matériau du cœur que jettent les esthètes, les chiourmes du langage et les masturbateurs de mots. Entre l’écriture et la mort, j’ajuste vaille que vaille mes lunettes de vivant.

Publié dans Prose

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