Chaque couleur
D’un portable à l’autre, un grand vide s’installe. Depuis qu’on parle sans arrêt, on ne dit plus rien. Tant de langues, de folklores, de pays pour finir obèse devant un Mac Donald. Une casquette commune semble coiffer les jeunes et tous les vieux jouant au jeune. C’est l’homme qui ne ressemble à personne qui m’intéresse, celui qui siffle en peinturant, qui ronfle en marchant, qui chante en mangeant. Partis de nulle part, nous allons n’importe où, mais les mots mènent plus loin que les billets de banque. Je transporte avec moi mon Richelieu natal, mes montagnes à la bouche, mes rêves sur la peau. Je tiens mon pays à la main comme un crayon d’enfant. Même en parlant de soi, c’est au cœur du plus profond de chacun que l’on parle. Le vent qui passe dans les branches donne leur nom aux feuilles. Les araignées cousent l’air d’un fil névrotique. Tout un monde intérieur nous accompagne partout avec ses trous, ses portes, ses chausse-trappes. Je cherche dans les mots mon visage de jeune, mon visage de vieux, l’éclair de mon âme surprise par l’amour, les morceaux de ma vie sous la poussière du temps.
Il faut grimper sa pierre sans écraser les autres. Malgré nos mains calleuses, nos doigts croches, nos échardes en forme de frisson, nos phrases coupantes comme la lame d’un Laguiole, nous venons du mythe pour retourner au mythe. Au fond du labyrinthe, la voix du Minotaure est ma propre parole. Je me suis fait plus grand en me faisant plus petit. Je me suis fait plus homme dans le corps d’une femme. Je me suis fait plus doux dans la tendresse virile. Je me suis fait plus fort dans le pas des enfants. Je me suis fait chemin dans chacun de mes pas. Je me suis fait de mots dans le corps de la langue. Je me suis fait plus lune, plus soleil, plus terre. Je me suis fait de sang dans le cœur de l’amour. Je n’écris pas pour écrire : j’écris pour vivre. Chaque parole est une respiration. Je parle avec les herbes dans le registre du tendre, en exalté durant l’orage, en colère dans les conneries guerrières. Au fil du paysage, chaque partie tire sa beauté du tout. Chaque couleur contresigne l’espace. À défaut d’un pays, j’habite une bibliothèque. De livre en livre, je laboure l’espace. Le langage est devenu mon lieu. Dans l’ombre de ma main, les mots clignent des yeux. Tant que j’écris, j’habite l’infini.
Que répond le cosmos à la question de l’homme si ce n’est sa propre parole ? Dans notre monde rabougri, la mémoire est devenue ouï-dire. Le train-train quotidien tourne à vide sans déranger les rails. Il nous faudrait la cécité d’Homère pour regarder plus loin. Ce que l’on dit vraiment ignore les micros. Sur le visage du rien, les rides forment un tout. Dans la fourmilière des pages, chaque mot fait figure d’insecte. Le moindre coup de vent prend valeur de musique. Il est incroyable que le monde animal ait pu produire la caresse, le musicien, le peintre. Ce n’est pas en arrière que regarde la langue. Elle creuse plus profond. L’horizontalité des phrases n’est qu’une façon d’écrire. Le sens est vertical. Les placebos idéologiques ou religieux ont fait leur temps. Il ne s’agit pas de «faire vrai» mais d’entendre le monde cogner contre les mots. Le temps qui s’accumule ne pèse pas plus lourd que l’aile d’un oiseau. Pour qui veut rêver, il y a toujours du vent, du soleil, du brouillard. Une fleur, tôt ou tard, percera le béton. L’essentiel est peu de chose mais il porte la vie. Mon âme fait son nid dans le ressac des étoiles, le fourmillement d’insectes, la vérité de l’herbe. Dans ces images virtuelles qu’est devenu le monde, ce n’est déjà pas rien que le chant d’un oiseau. Il s’agit d’être là, présent, faire une éternité d’une poignée de secondes.