Comme un moineau mouille son nid

Publié le par la freniere

 

 

J’habite un village de sniffeux d’exhaust. Leur sensibilité s’arrête aux vibrations de moteurs, aux claquements de pistons, aux crissements de pneus. En hiver, il n’y a pas de patinoire sur la glace du lac mais une piste de course. Les moteurs à deux faces ont remplacé les cabanes à pêcheurs. Ça sent l’essence et la boucane jusqu’au chœur de l’église. On y bénit les skidoos pour qu’ils polluent sans honte. On baptise les chars au nom du fric, du pétrole et de la sainte flanelle. Quand on aura tété jusqu’au dernier érable, on sucrera nos crêpes avec l’huile à vidange. Le soleil dilapide ses charmes sur le chrome des trucks. Des voix automatiques ont remplacé le chant. On n’ose plus prendre le jour à mains nues. Trop de cambouis en efface les lignes. Le temps nous est compté par les aiguilles des parcomètres.  La neige éclate en miettes sur des pages d’asphalte. Habitués des courses virtuelles, traqués par la vitesse, trahis par la sloche et la glace noire, trop de jeunes meurent sans connaître la vie. Les chemins se nourrissent de larmes. Chacun se cherche un rôle, non pour dire quelque chose, mais pour paraître. Les gens n’existent plus sans les vêtements qu’ils portent, sans l’argent qu’ils dépensent, sans le bruit qu’ils entendent. La foi n’existe plus sans le sang qu’elle répand.

Il a fallu des millénaires pour sortir du magma cellulaire, faire des plantes, des oiseaux, des bêtes, pour faire de tous un individu. Serait-ce pour finir dans l'anonymat de l'american way of life ? Dans ce monde de chacun pour soi, tout est pareil pour tous. Le moule devient le même pour chacun, tous pareillement médiocres. Nous descendions de l'arbre. Nos enfants descendront d'une image virtuelle. J’écris comme un moineau mouille son nid, pour les rêveurs que l’on force au travail, les poètes sans voix que l’on pousse au suicide, les Jackie Vautour expulsés de leurs terres, les sans lieu exilés d’eux-mêmes, le sacré qu’on immole aux dieux grandiloquents, les cœurs slaqués par les crosseurs, les anges qui n’ont plus que des moignons de bras, la langue natale que l’on force à mentir, les cris de l’herbe que l’on coupe, les lunes à moitié pleines, la tendresse qu’on arrache au placenta du monde. Je m’abandonne aux mots anciens pour rendre le temps sensible aux battements du cœur. À ceux qui n’y croient plus la vie ne laisse rien. Je prends mes mots partout où habite le temps, de l’émeraude à l’ortie, de la neige au désert. Sait-on jamais l’issue ? Que savons-nous du temps, de l’espace, du ciel, de la pensée des pierres ? On ne sait pas l’amour sans apprendre à donner. Les arbres en dormance ont des rêves de feuilles. L’amour trop grand pour un homme seul doit accueillir les autres, l’eau des larmes sans joue, les fantômes du dimanche assis sur un banc de parc, les bêtes qui s’évadent sous les piliers des ponts, les pauvres figurants des films surannés et la tendresse veuve. Entre la force et la tendresse, entre le rêve et le réel, il faut trouver l’enfant perdu. Entre les morts et les vivants, entre les fous et les assis, il faut trouver la bonne route. Entre les nantis et les maudits, entre la chamaille et la révolte, il faut trouver le temps de dire, le temps de vivre et de s’aimer.


Publié dans Prose

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