Dans ce monde affairé

Publié le par la freniere

 

Même en hiver, les pommiers se confectionnent des ailes, avec la neige ou les plumes des mésanges. Quand le soleil tape trop fort, mes yeux rabaissent leur visière. Le troupeau des mots a quitté son étable. Il s’épivarde dans les champs, les voyelles éjarrées, les syllabes en folie, les pattes écartelées dans les phrases en partance. De la caresse des fougères à la ronce cachée, du frisson de la sève à l’amnios qui suinte, l’alphabet gratte la terre dans sa quête erratique. Le vent ponctue l’espace de virgules sonores. Dans ce monde affairé, ne rien faire c’est déjà beaucoup. J’ai déposé ma vie sur le bord d’un lac. Je guette la lune, le soleil, le passage des oies blanches. Je disparais dans l’invisible pour apprendre à voir. J’avance sur les épaules de l’air, à cheval sur le vent. À l’écart des hommes, j’accompagne les brins d’herbe, les flocons de neige ou d’avoine, les gouttes de pluie ou de mercure. Je les annote sur le sol. J’écris de ce peu qui nous permet d’aimer, les premiers rayons de soleil, la terre où la mort côtoie la vie, la balançoire des épis, les arbres durs de la feuille. L’âme demande peu. Le peu exige tout de l’âme. Je paie les vagues avec des grains de sable, les chants d’oiseaux avec le grain des mots, le soleil en me lavant les yeux. Broutant la vie comme une vache enragée, la pauvreté m’a rendu riche. Moi qui ne voulait rien dire, je ne peux rien contre les phrases. Elles m’apportent la lumière, une faible lueur dans le tumulte ambiant. Mot à mot, des livres m’envahissent. Le solitaire n’est jamais seul. Ce matin, un écureuil écrit sur la neige. Ses traces de pas dessinent le retour du printemps. Son alphabet rejoint le mien. L’érudition d’un chêne corrige mes dictées, la chlorophylle de l’encre sur mes brouillons épars. Les vagues multiplient les étoiles. Les ombres échangent des secrets. Mes racines sont d’ici, mes branches de partout. Ma véritable terre est celle que j’ignore. Venu de l’infini, j’en cherche le chemin. Mes doigts feuillettent la mémoire du lichen. J’avance entre les arbres reliant l’ombre à la lumière. Il suffit d’un brin d’herbe pour donner sens au monde.


Publié dans Prose

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