Dans la balance des choses

Publié le par la freniere

L

e cœur pèse à peine dans la balance des choses. On lui préfère l’argent, la fonction, l’apparat. Je sais de quelle violence est capable le monde depuis qu’il compte ses sous. Il ne compte plus les coups. Ils tombent de partout comme une pluie de peur. Même si les glaçons contaminent le scotch, les ivrognes cherchent un bar jusqu’au fond de leurs verres. Des hommes se plient jusqu’au sol pour payer leur néant. Les autres cherchent leurs yeux sous le fard des écrans. Les uns se serrent la ceinture pour traverser le mois. D’autres serrent leur cravate pour se pendre plus vite. Les uns se mirent dans l’apparence sans voir ce que la vie peut apporter aux gens. Leurs enfants apprennent l’alphabet par la faim, l’infini par les balles. Des héros meurent à la page vingt-six et des bourreaux commencent à la dernière page. Des faces de fin du monde annoncent la tempête dès le lever du jour.

         À l’est comme à l’ouest, toutes les langues se traduisent en chiffres. Le monde n’est plus qu’un mur qu’un enfant doit sauter. Les chars miaulent pour une once de pétrole. Les chats traversent aux feux rouges. La courbe qui nous courbe n’est pas un arc-en-ciel, mais l’échine brisée de l’espoir. L’homme n’est plus qu’à peine, à peine deux pieds pris dans la sloche, à peine deux mains grattant les murs, à peine deux yeux contaminant les larmes. Pour la vertu des riches, tous les pauvres sont coupables s’ils ne vendent pas leur peau. Des enfants sucent des cailloux à défaut de manger quand d’autres meurent obèses dans leur parc à jouets. Ne me réveillez pas à l’heure du travail. Je ne veux pas finir ma vie sur une chaise où tout le monde s’est assis. J’avance agrippé au bord des précipices, les pieds dans le vide, le corps retenu par les mots.

         On est de peu, de peine et de misère. Avec les années, la vie n’est plus raccord avec la mémoire. La ligne du temps dévie à chaque mouvement. On coupe l’âme à blanc. Les os perdent leur moelle dans la valise du corps. La vie divorce une autre fois. Les grands mots se disputent la garde des voyelles. L’espoir ne répond plus présent mais peut-être.  Arrachant la visière sur l’horizon du monde, sourd au bruit des machines, je me fais musicien, métronome, accordeur de moineaux sur le clavier des arbres. Je porte un peu de vie parmi les cendres bleues, un grain de poussière parmi l’éternité, une goutte de sang sur la peau de l’immense, une larme de résine dans le parfum des rues, un peu de chlorophylle sur les pages d’un livre, une bouée de sauvetage sur la pierre des tombeaux. Tant de verbes orphelins traversent le verbe être, d’espoirs en file d’attente sur la ligne du cœur, quelques microns perdus en manque d’oxygène.

 

         On est de rien, de soif et de lumière. Je préfère aux mensonges de l’histoire toutes les histoires à coucher dehors, les contes bleus de la lune aux comptes en banque, les fermes abandonnées aux bungalows de banlieue et le chant des cigales au bruit des autoroutes. J’écris avec une poignée de sable dans une poignée de vent, une poignée de porte ouverte sur le tout, une poignée d’amour dans une poignée de main, une poignée de pas dans une poignée de routes, une poignée d’oiseaux sur la grande main du ciel, une poignée de mots dans une poignée de silence. Je me demande quel âge a l’eau du lac, en quelle langue parler au vent, avec quels mots dire la vie. Le temps, je le demande aux feuilles, aux mains calleuses des érables, au ventre des collines, au poil des chevreux. Je suis des yeux le vol d’un oiseau. J’essuie le sang sur la une des journaux, les taches de monnaie sur la robe du rêve.

         Celui qui ne voit que l’apparat s’efface dans l’apparence. Je donne ma langue au chat, aux gentianes, aux genêts, à la fibre du monde, ma faim à la fortune du pot, ma soif à l’eau d’érable, ma parole aux passants, mon silence à la nuit, mon espoir à la graine. La vie est comme l’air. Les mots sont comme l’eau qui imbibe la chair. Ce que nous sommes enveloppe ce que nous pouvons être. Il s’agit de s’ouvrir pour le rendre palpable. Je laisse entrer mes yeux dans la matière des images. Je transforme la vue en petits plis sonores, l’iris en métaphores, la rétine en paroles. Tout le monde est un langage et chaque chose a sa propre parole que l’on cherche à comprendre. Les mots se battent contre l’ombre pour attiser le feu. Mes lèvres ouvertes comme un livre, j’embrasse la vie sur la bouche.

Publié dans Prose

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