Dans l'herbe des paroles

Publié le par la freniere

Tous ces portables qui s’agitent d’un continent à l’autre forment une immense oreille inutile. Même si le chant des hommes est plus beau que les hommes[1], j’écoute les oiseaux pour oublier le bruit des choses. Je sens mieux la vie dans un cimetière que dans l’anonymat d’une foule. J’entends craquer le mot arbre au milieu d’une phrase. J’entends bruire ses voyelles. Je frappe deux r pour allumer la pierre. C’est comment qu’on écrit ? C’est comment qu’on fait ? C’est comme comment comme ou comment si ? Je me perds entre les branches sémantiques, les fleurs de papier et les taches d’encre. Après la neige du silence, je me relève dans l’herbe des paroles. J’ai délaissé les rôles, les fonctions, les simagrées sociales pour revenir vers la vie. Les choses qu’on peut compter ont moins d’importance que celles qu’on ne voit pas. J’écris avec ce qui m’entoure, la clarté sonore du soleil, la langue fragile des feuilles, l’affolement des insectes sous la lame des tondeuses, l’équilibre précaire entre la sève et l’encre sur le plateau d’écorce. Je n’ai pas peur des mots qui égratignent le gorgotton, des ultrasons de l’âme qui grichent à l’oreille, des petits pas d’enfant qui grimpent l’escalier. J’ai peur des mots trop doux et des gestes trop mous, des épines vitales enrobées de sirop, des épines dorsales en forme de courbettes. Le dard des abeilles m’interpelle tout autant que le miel. Je n’ai pas peur des crevaisons mais des passages à clous, pas peur des rustines mais des pots d’échappement. J’écris avec des mains, des têtes de veau, des clous crochis, des membres arrachés, des pommes, des outils, des disputes, des amours, une cervelle d’oiseau qui roule à bille sur le bout d’un crayon.

 

L’histoire de l’homme devrait se confondre à l’histoire de l’herbe. Je m’accroche comme un lierre à la fidélité des plantes. Chaque fleur a sa façon de boire la rosée, chaque homme sa façon de voir. Le laboureur imite la courbe de la tige ensemençant déjà les jardins à venir. Combien de temps la terre survivra-t-elle à l’assaut du pétrole, le pollen aux mutations chimiques, les fleurs sauvages à la main qui arrache, le bord des rivières aux pelles mécaniques, l’herbe fraîche au bitume, la sève des érables aux tubulures avides ? L’insecte qui s’abrite sous l’écorce des arbres se protège des hommes. La dureté des épines laisse monter la sève jusqu’à la chair du fruit. La chlorophylle rapproche les herbes du soleil. L’eau de pluie les redresse. Le vent n’arrive pas à séparer leurs gestes. Un souffle indivisible fait respirer les arbres. Dans son devoir de vie, la graine s’offre à la terre. Je vais d’une phrase à l’autre comme l’abeille de fleur en fleur, la source de coude à coude, la sève de la racine au fruit, l’oreille de la musique au bruit, le fil de la parole de la langue au baiser.

 

J’aime la lenteur, l’odeur des feuilles et de l’humus, l’unique pied des escargots, sa maison sur le dos. Mon écriture est un bruissement d’aile, le pli d’une lèvre où se retrousse le sourire, une maille qui file dans le tissu conjonctif du regard. Le printemps est une convocation de la vie, une éclosion de fleurs, tout un vocabulaire de couleurs sous une pluie sonore, le vol d’un oiseau parmi les lignes d’un Mondrian, celui de Miro sorti du labyrinthe. Le passage des oies blanches dessine sur le ciel une collusion de sourires. Les chevreuils quittent le bois et folâtrent dans l’herbe. Un seul brin de verdure a ramené l’espoir. Entre le rap et l’élégie, je m’habille dans le costume d’une langue. Je continue ma route avec mes compagnons de doute, les mots. Je travaille dans l’ombre à chercher la lumière. J’écris à ras de prose entre le dérisoire et le sacré. Je rafistole mes années avec des bouts d’enfance. Les grands mots ne soulagent de rien. Ce sont les petits mots d’amour qui parlent pour de vrai. J’ai perdu tant de phrases dans une forêt de stylos secs. Je n’écris plus qu’avec un crayon de bois, avec sa mine renfrognée. J’écris comme je le sens. Ceux qui me reprochent mes épines ont des gants à la place des mains.

 

Les épaules du lac laissent tomber une écharpe de brume. La lune s’y reflète et les accrocs d’étoiles sur le pourpoint du ciel. Entre sonate et cri, entre les larmes et les rebuts, entre les fleurs et les débris, je me trace une route. Penché sur un abîme, je creuse dans la terre des mots, le creux de vivre ou de mourir. Les heures, on les aide à passer, en contrebande ou autrement. À défaut d’autre chose, dire coucou au vent, remettre un peu d’ordre dans les feuilles, imiter les oiseaux, repeindre l’arc-en-ciel, le singe sur le dos, lui caresser la tête ou lui casser la gueule, poser entre les majuscules de l’ombre des minuscules de lumière. Les mots servent de phare aux yeux qui savent lire. Ils servent aussi de lard à l’estomac du cœur. On a troqué les os contre un épouvantail de plastique. La chair s’anémie dans les images de synthèse. Le gris des murs attire une volée de crayons. On tague le néant sous la laideur des néons. L’ours en peluche ne suffit plus aux cauchemars de l’enfance. Je noie la peur du sang, celle du noir et du diable dans le parfum des mots. Je crois en Dieu quand l’homme n’y croit pas. Je crois en l’homme quand il oublie ses clefs. Je crois à l’espérance quand il ne reste rien. On se rejoint toujours dans le manque.



[1] Nazim Hikmet

Publié dans Prose

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