Dans le goûteux des mots
Le mort est toujours seul dans un cortège funèbre. De l’âne à l’âme, de l’ange au vieillard, le corps s’applique à devenir un homme. La flamme du temps vacille dans le vent des secondes. J’ai beau écrire sans arrêt, j’en suis toujours au premier mot. Un cœur de dix tonnes s’allège dans l’amour. Il peut même voler. La langue dans le goûteux des mots lèche le fruit du cœur. Nous partageons le même instant sans en goûter le même fruit. La vie n’a pas de marche arrière. Elle roule, un pied sur l’accélérateur et l’autre sur le frein, dans l’embouteillage des passions. C’est en mangeant des fraises que l’on devient savant, pas en lisant des livres. J’écris pour abolir la porte, agrandir la table, partager le pain, accueillir la lumière. Non seulement le temps mais l’espace est à vendre. On a réduit le monde à la valeur des monnaies. Sur le fil de vivre, écrire me tient debout. Les mots qui manquent maintiennent l’équilibre. La parole est bouche bée devant le bavardage. Tant de mots pour rien dire. Un dialogue de sourds où chacun hausse le ton. Je préfère le silence à la rumeur des choses.
Ceux qui prennent Jésus pour un dieu se trompent. Il incarne ce qu’il y a de bon chez l’homme, tout le contraire de la froideur et de la cruauté d’un dieu. J’ai constaté récemment la différence entre la charité et la lutte contre la pauvreté. L’une est condescendante, l’autre solidaire. Lors d’une distribution de denrées alimentaires, deux groupes travaillaient en commun, une association catholique et un groupe d’entraide communautaire. Les premiers regardaient les pauvres de haut, sinon avec dédain. Les autres les traitaient comme on prend soin de son propre corps ou comme la nature s’occupe des oiseaux. Les hommes trop occupés à faire ou à paraître ne voient pas l’invisible. Ils entassent, ils accumulent et la bonté les fuit. Entre les déliés de l’encre et la blancheur du papier, entre les lèvres et la parole, je cherche les mots qui manquent aux mots. J’écris pour remercier le vent, le remuement de l’herbe, l’éclat des vers luisants, la patience des insectes.
Si on veut éviter la guerre, il ne faut pas questionner les militaires. Si on veut éviter le pire, il ne faut pas compter sur les économistes. Le sang s’accroche des deux mains à la bouée du cœur. Dans cette société émasculée, stérile, aseptisée, je préfère la gale au pansement, la cicatrice à la pommade et les rides au botox. De la douleur du feu à la douceur des cendres, des enfants enfantins aux hommes déshumains, des vivants couchés aux morts qui se lèvent, des oreilles coupées au micro du silence, mon refuge est un volcan.* J’ignore qui je suis. Quand je questionne les mots, seul le silence répond. Je demande à l’insecte, au soleil, à l’ivresse de l’herbe sous la pluie, aux minuscules fleurs agitant leurs antennes. La terre accueille nos chemins et la douleur de nos pas. Dans le froid du Grand Nord, les anoraks de lichen sur la peau de la pierre témoignent de la vie comme les edelweiss sur le plus haut des Alpes.
* un titre de Gilbert Langevin