Dans les tics du langage
La réalité a trop mangé. Il ne reste plus pour le rêve que quelques miettes de pain. C’est dans la haine que la technique atteint son apogée. Dans cette époque aseptique vendue au marketing, on ne parle plus de politique mais de prédation. À se nourrir sur la bête, les dents de l’homme ont la couleur du sang. Il faut le goût du miel pour émousser les crocs. J’écris debout, appuyé sur le vent, sensible au moindre courant d’air, des narines du limon aux grandes mains des arbres, du ventre de la pierre aux pupilles du ciel, des phrases aux jupes de bohémienne à leur couronne de fleurs, les genoux des métaphores éraflés par le temps, les images en sautoir, le sourcil des pensées en accent circonflexe. Je gratte aux portes pleines de puces, aux abonnés absents, à la terre encore chaude. La neige n’éteint pas la brûlure des larmes. Elle passe de main en main jusqu’à toucher le ciel. La vie n’attend jamais. Il faut la prendre en marche. J’entends la bête du temps renifler mes chaussettes et mordre l’espérance. L’éternité s’égare de détail en détail. Je laisse les vainqueurs exhiber leurs trophées et je me réfugie dans la pudeur de l’ombre. Je saute avec les enfants sur la marelle des idées.
Pour écrire, il faut ouvrir la porte et scier les barreaux, du moins ceux de la tête, inviter l’océan et regarder la mort de pupille à pupille. Au fil des mots, je raccommode les ficelles usées jusqu’à la corde. J’ai le cœur qui dépasse comme un dessin d’enfant. Il passe à peine la porte et se cogne au chambranle. Il y a des mots dedans qui tiltent et puis s’éteignent, un sang chargé d’amour, de la chair à papier, un cœur qui steame sous zéro en quête d’absolu, des réponses aux poches pleines de questions, des fleurs qui repoussent la main qui les arrache. J’ai le cœur qui dépasse. Tout le reste refoule. Les désirs prennent l’air et commandent un sourire. Si le temps ne sait pas lire les montres, la lune connaît bien le secret des marées. Est-il possible d’aimer les morts sans blesser les vivants, de réchauffer le poêle sans détruire la forêt, de crier sa colère sans briser l’harmonie ? Là où les sous sont des sous, l’homme n’est plus qu’un comptable. Lui serait-il possible de respecter la terre, de vivre sans argent comme un lit de rivière s’enrichit de galets ?
Une maison abandonnée, toutes fenêtres ouvertes, les portes défoncées. Pourtant la boite à malle déborde de courrier. Ce ne sont pas des circulaires mais des lettres d’amour, certaines vieilles de dix ans. Un oiseau a fait son nid sans déranger le facteur. Ses œufs multicolores s’apprêtent à éclore. À l’intérieur de la maison, un enfant s’amuse avec un jeu de consonnes et de voyelles, les assemblant comme un puzzle sémantique, un alphabet du cœur. Il fait des mots bizarres aux consonances étranges. L’enfant n’existe pas. Il n’était qu’une phrase, son corps une métaphore, ses yeux mes lunettes posées sur le nez de la table. Je suis seul ce matin, le cul entre deux chaises, entre hier et demain. Je n’ai plus de cheveux mais mille idées folles, un annulaire en forme de Bic, une virgule servant de pouce, une main tachée d’encre. Je marche sur les mots sans briser leur coquille. Je cherche mon enfance sur le tracé des rides, le pesant d’un sourire sur la balance du temps, la beauté d’une image dans les tics du langage.
La maison non plus n’existe pas. C’est un mauvais poème, une maison de papier trop vite chiffonnée. Il n’y a que le regard de braise d’un bonhomme de neige juste avant qu’il ne fonde. La grêle s’est transformée en pluie. Le lait blanc coagule comme un latex dérisoire. Le ciel n’est plus qu’une grisaille cendreuse, une vitre dépolie. Une lune pâlotte ouvre à peine son œil. Quand je me sens vidé, je me raccroche aux arbres, mes compagnons de route. J’attends avec la sève l’arrivée des bourgeons. Je garde une âme entourée de verdure. Les souvenirs se mêlent aux promesses à venir. Je devise avec eux sur le perron des mots, échangeant quelques rêves aussi vieux que le monde, des livres de poèmes usés d’être relus, un peu de paix sonore sur le tympan du bruit, un verre à moitié plein, les pièces blanches du puzzle, un ciel de lavande et l’encre des nuages éclaboussant la route.
Mes yeux profitent encore des collines en sursis de bulldozer, à leur respiration chlorophyllienne, aux derniers cris d’oiseaux, à la chevelure des sapins, aux broussailles courtaudes, aux plantes rudérales. Elles seront bientôt bousculées, remblayées, bétonnées, tachées de salissures de métal. Le lac n’a plus de rives mais une ceinture de béton. Ce n’est plus la campagne et ce n’est pas la ville, rien qu’un semis de maisons laides. Même les grands vergers empruntent plus à l’argent qu’à la saveur des fruits. L’odeur du gasoil a remplacé l’effluve pulpeux des moissons. Écouterais-je encore longtemps la chute des épines sous les cèdres et les pins, le pas des musaraignes, les touches de la pluie sur le clavier des toits, le peigne échevelé du vent dans la ramure des érables et la fuite d’un chevreuil sous la cuirasse des sous-bois ? Entendrais-je encore longtemps les mouvements du soleil, la lune caresser la peau de l’horizon ? La neige laisse par endroits des lignes d’écriture. Les poteaux de clôture ont l’air de petits singes d’hiver sous leur tuque de givre. Quelques maigres butons hérissent leur échine. Sur la grande table minérale, le vent du nord grignote les galettes de pierre. C’est du point de vue du cœur qu’il faut voir le monde, l’amour y est toujours l’espace qu’on habite.
Entre l’horreur et la merveille, le bon côté de la route n’est pas celui qu’on pave. On se lève sans vraiment s’éveiller mais le rêve du jour n’est plus qu’un cauchemar. Les glaciers fondent. Les hommes s’entretuent pour un baril de pétrole. On affame les pierres et la mémoire des arbres. Le porte à faux des sourires ne cache plus qu’un vide qu’on remplit de monnaie. Des enfants naissent sur les dépôts d’ordures. La délation est devenue une monnaie d’échange. Le regard des voisins nous impose la peur. Il y a longtemps que l’Église a bâillonnée la parole de Jésus. Il y a des jours où même faire le bien tourne au vinaigre. On ne remplit pas le vide avec des mots, même si certains jours une seule phrase suffit pour avancer. La face de la terre a tellement changée. Je cherche plus longtemps les petites routes oniriques, les sentiers perdus où l’on trouve son âme au milieu d’un bosquet. Sur l’échiquier de la vie, je fuis les cases noires et blanches. Je cherche la couleur et les tons de la voix. J’écris avec l’odeur humaine, la mort qui rôde, le nombril d’une femme, les cheveux rares d’un bébé, les petites choses, les petits bruits, les doigts d’une caresse, les nœuds du bois. Un fleuve court entre les marges. Un ciel brille entre les lignes. Une image m’attend au détour d’une phrase comme une pomme dans les feuilles. Écrire, c’est être moi. J’embrasse le monde avec des mots.