De l'encre et du papier

Publié le par la freniere

Le présent ne contient presque rien. Le temps déborde sur l’espace. Tout est blanc, ce matin. Aucun pas sur la neige n’indique le chemin. Chaque trace que je laisse est comme un mot écrit lentement. Avec le froid aux mains, il faut le cœur au chaud. À trop compter les dividendes, une vie pleine repart à vide. Les images de synthèse assèchent la rétine. Les moissons non les murs rendent le monde visible. Le chant des insectes non le bruit des moteurs laisse entendre la vie. Quand la lumière dessine l’ombre, quand la pensée devient musique, quand la lecture devient chair, quand la peinture devient moisson, la probité du pain se parle avec la faim, avec des mots creusés dans la matière vivante. Sur la blessure du monde, les fleurs du sang éclosent goutte à goutte. Devant l’ombre du rien, la parole s’allume comme l’homme devant l’âme. Les mots s’usant l’un l’autre, ils se nourrissent de silence.

 

La pluie définit mal les pourtours du lac. Ça prend des mots pour lire entre les choses. Fils de l’herbe inquiète, je pousse mal sur le sol des hommes. Je trahis la réclame et les marchés de dupes. Le doigt sur la souris, je grignote à l’écran le pain froid des questions. Je tends la main au vent, aux fleurs, aux tourterelles. Je tends l’oreille aux anges, aux insectes, aux plus petits cailloux. Je tends les bras vers les épaules des nuages. La sève dans les plantes s’inverse en hiver. Les bourgeons en dormance ne rêvent que de fruits. L’amour vient toujours du désir qu’on en a.

 

J’aime le contact de l’encre et du papier, les mots s’installant côte à côte, les voyelles qui toussotent, les consonnes affamées. Ce sont des étrangers qu’il faut apprivoiser, les nourrir d’images à la table du sens. Je passe d’une ligne à l’autre et je me perds dans la marge. Je m’accroche aux mots. Un seul suffit pour retenir le vent, un autre pour pleuvoir, une phrase toute entière pour habiller le temps, un point pour le déshabiller, une virgule pour danser, une voyelle pour voler, une consonne pour chanter. L’herbe remplace le bitume. La nuit se mêle au jour. Les arbres font l’amour. Les oiseaux font la paix. La mer agite l’alphabet. Ma mère se déplie sur la page. J’entends mon père monter à l’étage du crâne. J’arrache à la mémoire les os des brontosaures, les premières lucioles, les menstrues de la voix. J’écris pour déterrer les morts. Ils se dressent au milieu de la page, une ride à la ligne, un geste par paragraphe. Les horloges sont vides dans le village des voyelles et les armoires tachées d’encre laissent échapper la nuit. J’avance à coups de mots, l’homme, le chemin, le ruisseau. Je me trace une route avec le mot amour.

 

 Chaque ligne veut du sang, chaque page du cœur. On ne fait pas de mur avec des sons qui imitent la pierre. L’absolu titube sur une échelle trop courte. Un vieux pommier bougonne dans ma tête. Des érables discutent. Des mots récalcitrants se suivent en désordre. Un chien jaune vient pisser dans les chardons du rêve. Chaque mot est si grand. Même la terre s’y perd. Le ciel y cherche ses nuages. Certaines phrases se penchent. D’autres se dressent pour voir plus loin ou toucher les étoiles. La ligne d’horizon ouvre toutes ses portes. Les jours impairs sont imberbes et font la sourde oreille. La soif sursaute aux cris de l’eau. La faim cherche des miettes au bout de chaque phrase. Lorsque les livres dorment debout dans les bibliothèques, les mots sortent en courant pour respirer la vie. Je les ramasse dans les trous de terre, les brouettes oubliées, les fêlures du soir. L’alphabet s’allonge d’une caresse à l’autre.

 

 Je marche vers un monde invisible, creusant l’abîme où je renais. Personne n’échappe à ce qui manque, du plus riche au plus pauvre. J’ai oublié de replier mon ombre. J’entends mes lunettes chercher mes yeux sur la table de chevet, mes bas marcher tout seuls, ma chemise bouger sur le dossier d’une chaise. Un crayon fiché derrière l’oreille vient gratter le silence. J’écris avec n’importe quoi, une pelle, un sécateur, une main, l’odeur d’une allumette, la colère du poivre au milieu de la soupe. Des enfants de papier se barbouillent d’espoir. Les gros mots fondent sur la langue et les caresses au fond des poches. Le dos de l’air frissonne. J’avance sans devant ni derrière, le crayon de guingois sur une flaque de sens, le cœur gros comme un moineau pour affronter le vent. Le soleil retrousse l’ombre laineuse des nuages. La pluie tombe en désordre et casse sans vergogne la vaisselle des arbres. Je traverse le monde avec des yeux d’encre, les orteils minuscules du sable, les petits pas de l’herbe, les muscles des érables, la voix du vent. J’entrechoque les mots pour ranimer le feu, du web à la première amibe émergeant du néant.

 

Je suis rempli de mots. Désemparé de n’être qu’une phrase, je porte mon visage comme une figure de style sur le cou du langage. Chaque mot est un geste. Chaque page est un lieu. Chaque livre est un abîme où se dresse une échelle. Ma main prête au hasard des gestes qu’il n’a pas. Elle pardonne aux épines, aux chardons et aux ronces, ouvrant des portes dans l’inventaire des limites. Le ventre de la terre digère sa mémoire en longues phrases muettes. Le paysage épluche sa pelure d’images. Je cherche sur la route un passage intérieur. Portant le monde sur mes lèvres, je mets à nu l’errance des étoiles. Mon existence de papier s’approche de la chair avec des mains réelles.

Publié dans Prose

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