Derrière les voiles
Depuis qu’on achète et qu’on vend, on ne vit plus pour les bonnes raisons. Les mains perdent leur sens dans les bras du commerce. Le cœur gravé sur son écorce, un vieil arbre se demande s’il en est responsable. Les noms écrits dessous lui rappellent son amour avec un vent d’automne. Il a suffi qu’un hiver vienne habiter ses branches pour en briser le charme. Les arbres retrouvent-ils la vie autrement qu’en bois de planche ? Que deviennent leurs souvenirs ? Le bruissement des pages n’est pas celui des feuilles. Le jet d’encre n’est pas la coulée de la sève. Les oiseaux de papier ne pondent que des mots. Il n’y a pas vraiment de bois mort. Il survit dans l’humus ou la chaleur qu’il propage. On ne regagne pas la maison de l’enfance sans perdre ses jouets. On a des cicatrices dans les pas, des blessures à la voix, des écorchures au cœur. Je me perds dans l’univers matériel des choses. Je me retrouve dans l’univers spirituel du rêve. Je cherche dans la nuit des gestes de lumière. L’écriture ajoute un peu de ce qui manque. Elle rend l’homme plus complet et l’élève jusqu’à l’âme.
La ligne droite n’a rien de naturel. Les heures sont une invention de l’homme. Les seuls vrais repères temporels, ce sont les lunaisons, les saisons, les transformations biologiques de l’être. Le déluge commence au fond d’un corridor. Noé est mort noyé sur son arche de carton, avec ses animaux, tous en papier mâché. Quant on ne veut pas comprendre, on fait semblant de savoir, comme ces analphabètes qui feuillètent le journal dans les cafés du coin. Tant qu’il fera Dieu, les hommes n’en finiront pas de s’entretuer. Tant qu’il fera Monnaie, Money, cartes de crédit, l’esclavage ne cessera pas. L’argent a tout contaminé. Le monde étouffera sous son étoffe de haine. C’est en semant le rêve qu’on récolte l’impossible. J’ai voyagé sans vraiment voir le monde. Ce sont les mots qui m’ont ouvert les yeux. Ils voient derrière les voiles, l’apparence, les peaux. Il était là le monde, du moins le mien. Je n’étais pas seulement en chair, j’étais en mots. Pareil lorsque j’ai découvert le silence, j’étais aussi musique. Les livres sont des portes, des fenêtres, des routes, une lumière agitant l’ombre des morts-vivants. Il y a toujours dans un texte une ligne de vie. On y marche de travers, une jambe de guingois et l’autre qui corrige avec son pied de mots.
Je ne sors plus sans ma voix. J’emporte le chemin entre deux quintes de toux. Un clou n’est pas muet dans la planche des jours, il parle par ma voix. Il craque. Il grince. Il pète au frette. On ne lave pas les mains de la vie avec de l’eau bénite. Ce n’est pas au fleuve à retenir ses rives. Nous sommes toujours à portée de voix d’un pain qui nous attend, d’une lampe qu’on allume, d’une route qui s’ouvre, d’un être qui devient. Une lumière naît à la mort d’une étoile. Je n’ai rien vu dans les miroirs. Ce n’est pas en sortant que se perdent les mots. Tout est plus grand dedans que l’horizon dehors. Tout se passe derrière la peau, même ce que l’on voit par les trous des yeux. Mon bagage est dedans, plus lourd de jour en jour. Mes pas confondent le rive et le courant, perdent la route du bout des doigts, cherchent les mots du bout des lèvres. Tout voyage de concert, les notes avec la flûte, le soleil et la neige, l’orage avec la pluie, le souffle avec le vent, les vêtements des morts et la peau des vivants.
Il suffit de quelques pas pour tomber, quelques paraphes pour tout salir, quelques mots pour tout remettre en ordre, quelques nuages pour préparer l’orage, quelques larmes pour embuer les yeux, quelques gestes pour aimer. Mes pieds buttent parfois sur les mots que je dis. Mes mains cherchent de l’air. Mes yeux trouvent de l’encre sur les blessures du paysage. Ma bouche mord en vain la gorge des orages. Qu’y a-t-il à répondre aux larmes des enfants, au rictus des bêtes, au questionnement de l’air, à l’appel des dauphins ? Que trouve-t-on un peu partout ? Des billets de banque, des cartes de crédit, des listes d’achats, des horaires ? Il n’y a rien pour se rassurer sur l’avenir de l’homme quand on sait que les arbres s’étiolent, que les abeilles disparaissent, que les drogues de synthèse et les billets de loto remplacent l’espérance, que des yeux délateurs nous observent partout, que des bombes virales intoxiquent l’écoumène. Malgré la différence des langues, la parole demeure le trait d’union entre les hommes, les continents, les mondes. Selon qu’on aime ou qu’on déteste, sur la cage des pages, même les barreaux s’évadent. Toute vie se paie de sa personne. Encore faut-il savoir pour quoi l’on paie. L’horreur des bureaux est pire que celle des usines. Elle est du moins plus mesquine. Entrer dans la carrière, c’est sortir de tout, collectionner les courants d’air et les poings de papier. L’homme ne défend plus sa peau, mais les ornements qui la cachent. Aller au labyrinthe sans perdre le fil ne m’intéresse pas. Ariane y serait absente.
Quand on promet, comment savoir si l’on tiendra ses promesses ? L’homme est un être anachronique. On naît rarement treize mois pile après sa conception. La vie est quelque chose de discontinu. Elle passe son temps à bifurquer. Pour beaucoup, aimer les animaux de compagnie les dispense d’aimer les hommes. Pour être franc, aimer les livres m’en dispense peut-être aussi. Au moins sont-ils écrits par des hommes. La prose est à la fiction ce que la poésie est à la magie. Il y a entre eux la même différence qu’entre une auto et un cheval, une prothèse et un bras. Il y a des étrangers parmi les mots. Leur accent fait reluire les phrases. Il y a des poètes parmi les écrivains, ils nous permettent de croire à la parole. Il arrive que le temps passé en pages alimente la vie, que le jet d’encre soit du sang, que la chair des mots se couvre d’ecchymoses. Je me tairais s’il n’y avait tant de haine, si les cordes à sauter ne servaient pas qu’à ligoter l’enfance, si les oiseaux de malheur ne pondaient pas des balles, si les visages gris des hommes ne se confondaient aux façades des immeubles, si la lumière des néons ne devenait une ombre étouffant l’herbe nue.