Des morts de passage

Publié le par la freniere

 

Il existe des morts de passage et des vivants sans vie. Il n’y a pas d’arbres sans racines ni de pierres sans poids. Même si nommer les fleurs n’empêche pas qu’elles fanent, je continue d’écrire. Lorsque je dis rosée, nuage ou lune, la douceur de ma mère me revient à la bouche. Une gaieté d’oiseaux réveille le silence. Le soleil se lève comme un dessin d’enfant se déversant pêle-mêle sur les choses et les fleurs. Je dois le compléter avec l’encre des mots. L’horizon se déplie entre le verbe et le sujet. J’écoute ruisseler les gouttières du cœur. La terre se livre comme une femme. Les arbres poussent dans sa toison fertile, des vésicules, des fongus, des bêtes. L’orage gronde dans les atomes. Le monde se fait, les semences, le silence, les roses, la maison, le temps éparpillé dans le sable des jours. Les mots viendront plus tard, les gouttes de Mozart, les couleurs de Rubens, l’encéphale des âmes. Dans le ciel si limpide, quelques nuages se hâtent. La chevelure de l’eau tressaille sous le peigne du vent.

L’eau et la terre sont couchées côte à côte comme des amants fidèles. Les oiseaux volent à la Chagall parmi les violons et les chevaux ailés. Des brins d’herbe poussent dans ma conscience entre le bois et le verre, la nuit et la lumière qui lui manque, le silence et les images qu’il éclaire. Ils sortent en catimini de leur demeure verbale et remplissent la page. Il y a dans chaque tête l’immensité du tout. On entend le petit rien, la potiche, la fontaine où commence la mer. Le galet se transforme en montagne, le grain de sable en château, la bulle de savon en montgolfière géante, les grands yeux du sourire en regard d’enfant, l’espérance en vécu. Cette ombre qui nous suit, comment la traverser sans rebrousser chemin ? Il n’y a pas d’autre issue qu’un feu au milieu de l’hiver. La prière de l’arbre n’est pas seulement le fruit mais les branches qui montent, la sève qui circule, la force des racines.

Ce que je ne vis pas, c’est aussi de la vie. Ce que je n’écris pas supporte tout le reste, l’image des faux pas sur le plancher des mots, les premiers pas d’enfant sur le sol des phrases, le fil sur l’abîme. La cendre connaît mieux le feu que l’arbre qui brûle. La plus belle des fleurs ne se voit pas grandir et la musique est sourde à sa propre beauté. L’homme ne voit pas son ombre. Je ne fais que marcher, que semer dans les larmes, qu’avancer d’un pas, un autre mot, une foulée de voyelles, tenant à bout de bras une poignée d’épines. J’évite l’étincelle. Des oiseaux dorment dans la paille. Je me trace une route entre les pages d’un livre, toujours un pied trop petit dans les pas d’un géant. Je dessine la lune pour voir de plus haut. Je grimpe aux arbres. Je galope sans brides. J’ai du verbe de Peau-Rouge dans mes racines génitales. Rendre les mots vivants est une façon d’aimer.

Je n’ai jamais vraiment vécu dans le réel. La prose des notaires m’ennuie. Les chiffres des comptables, les meubles des notables, les raisons du commerce, les fonctions, les rôles m’indiffèrent. Aucune lampe n’éclaire l’escalier où je monte, sinon la main courante. L’espoir a mal tourné. Le vêtement des caresses perd sa trame et son fil. On transforme l’espace en absence de lieu, la présence de Dieu en guerre des croisades. Les règles de la vie sont devenues des chaînes. Avec ses journaux à potins, ses télés, ses radios, la désinformation est devenue une manne pour l’imbécillité. Je dois casser des pierres sur la route et retenir d’un mot l’échelle chancelante. Heureusement qu’une phrase, même trouée, suffit pour renflouer le temps, mettre l’espace d’équerre ou l’horizon de guingois, le bruit de l’eau dans les feuillages, de la musique au pouls du palpitant.  Quand le merle se tait, la chouette prend le relais. Il est toujours midi quelque part sur la terre. Il y a toujours un homme qui embrasse une femme, un enfant qui pleure, un arbre qui sourit à la naissance d’un fruit, un lambeau de chanson qui s’accroche à l’oreille.


Publié dans Prose

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J
<br /> <br />    Heureux mortel, je poursuis à ma manière ces mots de passage de La Frenière & Poésie, arrachés aux racines de l'être sous couleur des choses essentielles : arbres,<br /> pierres, fleurs, soleil et le sourire doux d'une mère.<br /> <br /> <br />    Dans le partage quotidien de ce presque-rien, qui est tout un programme, au-delà des voyelles de bois et de la soumission programmée des pauvres gens infantilisés par des<br /> écrans encéphalogrammaticalement plats; avec la recherche fantasque de celui pour qui " rendre les mots vivants est une façon d'aimer"<br /> <br /> <br />    Errances dans la langue, elle-même ce monde dont on parcourt, avec Rilke<br /> <br /> <br />               les chemins qui ne mènent nulle part,  entre deux prés,<br /> <br /> <br />               chemins qui souvent n’ont  devant eux rien d’autre en face<br /> <br /> <br />                                     que le pur<br /> espace  et la saison.<br /> <br /> <br />                                      <br />    <br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> <br />