En filigrane du temps

Publié le par la freniere

 

Le temps est à l’orage. De grosses secondes éclatent comme des billes de verre. Ceux qui ont peur des mots se cachent derrière le cash. On parle toujours de loin, de plus loin que nous. Les mots s’approchent peu à peu, par connivences, par jeu, par effet du hasard. L’ouïe est rétrospective. J’entends encore chanter ma mère dans tout ce qui m’entoure.  Il n’est pas sûr que la mort inaugure la fin. Elle est peut-être le début d’une phrase, le prolongement d’un mot. Il arrive que l’on descende en soi pour trouver le silence et qu’on n’y trouve que colère. Il faut descendre plus à fond, jusqu’à l’absence. La pluie qui tombe ne conclut jamais rien. Elle est toujours inaugurale. C’est toujours trop d’écrire. Il faudrait chanter, comme les fleurs, les oiseaux, les ruisseaux. Les bêtes ont tous besoin d’une tanière. Je creuse la mienne avec de l’encre. Malgré leur apparence de désordre, mes phrases se déploient sur une faille du cerveau. Elles ne mangent pas la route mais un bol de lumière. Chaque mot est comme une tige qu’on redresse, une buée sur du verre, une plaque sensible. Chaque page est un lieu où je me quitte et me retrouve. Si le paysage a changé, l’enfant que j’étais est resté là-bas en filigrane du temps. Je ne porte plus de masque pour oser être nu.

Les nuages et les arbres se disputent la neige. Même la pierre est saturée de vie. Si ce n’était de la neige, tout sentirait la boue, les feuilles mortes, l’humus. Saurons-nous jamais à quoi rêvent les arbres ? Il fait si froid ce soir. Il n’y a plus que le vent pour habiller la terre. Je rapaille mot à mot ce qu’on nous a volé, la braise sous la cendre, les nuages dans l’eau, le souffle dans la voix, la sève sous l’écorce. Dans ma cervelle trouée, les idées pendent aux toiles d’araignée. Chacun derrière son mur referme la fenêtre. On peut toujours écrire ce qu’on ne fait jamais. On peut toujours aimer au lieu de posséder. Ce n’est jamais en vain que l’arbre tend ses bras. L’espoir n’est pas un truc dérisoire. C’est comme voyager avec un pneu de secours, mettre des bas plus chauds pour traverser l’hiver, poser une main amie sur l’épaule d’un fou. On ne doit pas le gaspiller dans les jeux de hasard. Quand je me penche sur une phrase, je vois à travers tout. Ce qu’on oublie existe quelque part. Ce qui n’existe pas soutient ce qui existe. Assise sur la chaise du corps, les pieds de l’âme ne touchent pas le sol mais ses deux mains tendues atteignent les nuages.

L’écho d’anciennes vies traverse les années. Je conjugue la vie à tous les temps du cœur. Dans la maison d’enfance, depuis longtemps détruite, je monte en courant le grand escalier de chêne. Je suis l’arbre derrière sur les photos de famille, le flou sur les visages, l’âme surexposée sur le papier glacé. Dans ma boite à jouets, les marionnettes quittaient leurs fils. Les soldats de plomb devenaient musiciens. Les poupées désertaient les dinettes en plastique. Je n’ai pas peur qu’on m’arrache le cœur. Je ne vois pas plus flou quand j’ôte mes lunettes. J’invente ce qui manque. Je resitue de mémoire la ligne d’horizon. On ne fait jamais le tour d’un jardin. Dès qu’on tourne la tête, il est déjà tout autre. Chaque phrase est une main tendue, une flamme qui vacille près d’une meule de foin, la pomme qui mûrit dans un verger en friche, le zéro pur de l’âme qui échappe aux calculs. Sans un crayon en poche, j’ai l’impression de grimper un escalier sans rampe. Le blanc des choses appelle la couleur des yeux. La neige transforme tout en petits tas de rien. Affrontant la bourrasque, un rare bonhomme de neige cherche une consonne solide où s’accrocher. Je fais de même avec ma langue.


Publié dans Prose

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