Géologie du moi

Publié le par la freniere

Un poème est une personne nue.
Bob Dylan

 


Je suis la gifle du médecin qui me ranima.
(Chaque gifle ensuite tentant de me ranimer me détruisit.)

...

Je suis tous les scénarios possibles ;
les rideaux tirés, d’autres rideaux derrière les rideaux
et les murs encore derrière,
et je suis celle qui n’a ni nom ni main
pour ce qui vient derrière.
Je suis ce qu’on attend de moi, les rêves avortés, 
les vides suspendus comme des amulettes
autour de mon cou.

...

Je suis les tables de multiplication, toujours pas maîtrisées ;
je suis les deux qui font un, toujours un.

...

Je suis ma haine de l’histoire, de l’algèbre et de la physique.
Je suis ma foi, enfant, que la terre tourne autour
de mon coeur
et mon coeur autour de la lune.

...


Je suis l’astronaute que je rêvais de devenir
et les rides de ma grand-mère qui s’est suicidée ;
mon front reposant sur ses genoux absents.
Je suis le garçon (s’appelait-il Jacques ?)
qui me tira les cheveux et s’enfuit. 
Je suis celui qui me fit pleurer, et l’aimer encore plus.
Je suis mon petit chaton ;
le vélo du fils du voisin, qui le renversa sans que je proteste.
(J’ai vendu les âmes de mon chat
pour un seul regard de ce beau garçon.)
Je suis le chantage, mon vice inaugural.
Je suis la guerre,
le cadavre de l’homme que les combattants
traînaient sous mes yeux,
sa jambe arrachée essayant de le rattraper.

...

Je suis l’adolescence de mon sein droit,
et la sagesse du gauche.
Le pouvoir des deux sous une chemise collante
et ma conscience de leur pouvoir : le début de la descente.

...

Je suis mon attente sans savoir le temps
et ma non-compréhension de l’espace.
Je suis le silence que j’ai appris
et le silence non encore maîtrisé ;
la solitude qui écrase mon âme comme un insecte.

...

Je suis le désastre de l’amour
et j’adviens.
Je suis le loup de la poésie me courant dans les veines
et moi qui pieds nus cours avec lui.
Je suis celle en quête de son chasseur
ne trouvant pas son chasseur.
Je suis les eaux écumantes de mon désir appelant le désir ;
la succession de langues irriguant son écume,
et mon rouge à lèvres anticipant chaque soif.
Je suis mes ongles aussi : ce qu’ils écorchent,
dans quoi ils plongent.
Je suis la mémoire de leurs blessures,
mémoire de leur colère,
mémoire de leur faiblesse, 
mémoire de leur force, sans besoin de preuves,
et je suis les petits lambeaux de chair arrachés
du dos des hommes en chaque instant extatique.
Je suis mes dents,
mes cuisses dévergondées
et mes désirs grivois.
Je suis mes péchés et combien je les aime ;
je suis mes péchés, et la façon dont ils me reflètent.

...

Je suis mon cri en pleine nuit
(étouffé juste à temps).

...

Je suis “Dis-moi combien tu m’aimes”
et “Je ne te crois pas !”.

...

Je suis ma mort prématurée (je le dis sans pathos)
et quelque dévastation laissée derrière moi.
Je suis la folie et l’absence que j’ai sous les yeux
et l’infime, le détail, tous révélateurs :
les timbres, fragments de lettres,
notes visibles sous le verre protégeant la table, mon sourire
sur d’anciennes photos.
Je suis le composé des hommes qui m’ont aimée
sans que je les aime.
Je suis ceux que j’ai aimés sans qu’ils m’aiment,
que je n’ai pas aimés et ne m’ont pas aimée non plus,
et ceux qui ont cru que je les aimais
et qu’ils ne m’aimaient pas.
Je suis le composé de l’homme unique que j’aime.
Je suis la mariée dont l’image pleure sur la photo de
son premier mariage (l’image seule).
Je suis mes réfractions, mes défaites, mes vaines victoires.
Je suis ma survie miraculeuse à la noyade
(si j’ai vraiment survécu).

...

Je suis mes corps,
les rues humides de ma ville.
Je suis qui j’ai été et qui j’aurais pu être.
Je suis la robe bleue que ma mère a refusé de s’acheter
pour payer mes frais d’école,
la bibliothèque de mon père, ses yeux et son coeur pétulant.
Je suis les regards que je ne me suis pas permis, les mots
que je n’ai pas dits et les lèvres que je n’ai pas embrassées
et je suis les traces que je n’ai pas laissées :
toutes les choses stupides que je n’ai pas faites,
toutes les grandes choses que je n’ai pas faites encore,
tous les départs d’où je ne suis jamais revenue.

...

Je suis la femme que je ne suis pas à l’instant,
toutes les choses et les gens que j’étais hier,
que je serai demain,
et qui font
défont
refont qui je suis.

 

Joumana Haddad

 

Publié dans Poésie du monde

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