Il a neigé
Il a neigé cette nuit. Le froid est venu trancher les tendons de l’automne. L’eau du lac a changée. Le pays dort, aveugle comme une taupe. La peau tournée vers le silence, la terre s’assoupit. Une blanche hémorragie étouffe les brindilles. Les routes vides attendent le passage des hommes, l’écriture des pneus, la bouche des souffleuses. Au milieu des flocons, l’air et l’eau habitent l’un dans l’autre. Entretemps, habillés de fous rires et mangeant des glaçons, les enfants ont l’air de petits bibendums. Ils roulent dans leurs mains des poignées de bonheur et dansent avec la fée des neiges. Sur leur tête taillée d’ombres, les érables ont mis leur tuque blanche. Le pataugement des bottes s’invente des marelles. L’œil redéfinit le mouvement des formes. L’éblouissement du lac a soif de métaphores. Il ne s’agit pas de décrire mais d’écrire. Sans savoir ce que sera le tout, la lumière est en route au fond de chaque mot.
Que l’homme est bête quand il s’y met. Le monde pourrait être si beau. Qu’est-ce qui a manqué ? Que s’est-il donc passé pour que l’évolution nous mène vers le pire. S’il faut sauver ce qui reste, commençons par le dire. Je me sens moche quand les mots m’abandonnent. Ce que j’écris a parfois l’air d’un moineau auquel manquent les plumes. J’apprends de l’herbe et de la pierre. Je respire avec le vent du monde le parfum sec des forêts. J’ai les poumons rempli d’azur. Je me tais pour écrire. Celui qui parle n’entend pas. Les nuages font des bleus dans la chair blême du ciel. Le vent dort debout dans le gris des érables. Des fleurs séchées s’accrochent aux griffes des rochers. Dans la neige fraîche du sous-bois, il est facile de trouver la trace des chevreuils. Je suis debout dans le ciel blanc qui tombe. Le monde s’invente en le vivant.
Cette vie qui nous porte, c’est nous qui la portons. De la rivière où je suis né, j’ai gardé le bruit de l’eau. Chaque ligne est une vague entre les rives de la marge. La parole s’abouche au froissement des choses. Chaque page est un marché aux puces, aux fleurs, aux légumes. Crieur d’alphabet à l’étal des mots, je donne ce que je suis. Ce ne sont pas les heures qui font le temps mais la chair des rides, la sève sous l’écorce. Quand on ferme les yeux, on change déjà de temps. Quelque chose nous dépasse toujours. Il faut s’y appuyer. Le froid rend les couleurs plus pâles, les sons plus fragiles, les parfums moins suaves, l’altérité plus vive. La neige noie les différences. J’écris au ras du sol, le verre des lunettes à même le papier, les oreilles aux aguets. J’écris avec la terre comme on laboure un champ. Je ne suis qu’un pas dans une forêt de marches. Je cherche la fenêtre où le regard est vrai.