Il m'arrive de voler

Publié le par la freniere

 

Les bras des ouvriers appartiennent aux patrons, leur bas de laine aux banquiers, leur vieillesse à l’hospice et leurs rêves aux marchands. Quand il ne germe plus que des poteaux de clôture, quand le sang coule comme des larmes, le temps n’a qu’un souci, réparer nos dégâts. Laisserons-nous l’enfance se perdre comme nous, l’argent faire main basse, l’avenir aux écrans ? À méditer sur les oiseaux, il m’arrive de voler. Le bonheur n’a pas de majuscule. Il s’habille au plus simple quand il ne va pas nu. Il se cache dans les petites choses. Je suis comme un enfant qui dessine. Je suis à l’intérieur du dessin, dans la maison qu’il trace, le nuage qu’il efface, le o qu’il arrondit, le mot qu’il balbutie. Il boxe avec ses doigts des lutteurs invisibles. Il jette parfois un œil par la fissure du réel. J’ai des risettes et des dents de laits bien cachés sous mes rides, des mots d’enfant au coin des lèvres, des bas troués par les cailloux et les pieds dans les plats. J’imagine tout un monde sur un tout petit ongle. Je me glisse dans la bouche d’un arbre pour regarder le ciel.

Sans les cailloux des mots, mes feuilles de papier volent et l’encre se renverse. Quand il neige, un ange s’ébroue les ailes. Quand il pleut, un nuage cligne de l’œil. Chaque matin, une lumière signe la ligne d’horizon. Dans la matière de vivre, 90% reste à l’ombre. L’homme commence à peine à voir. La pensée n’atteint pas la finesse des fleurs. En même temps qu’un avion jette des bombes, un colibri butine. Une minute de Mozart rafraîchit la journée. Quelques mots d’un poème effacent la poussière. Je suis venu au monde par la parole de ma mère autant que par son ventre. Mon histoire commence avec les premiers mots. Lorsque j’écris, je réapprends à naître. Pourquoi nous faudrait-il abandonner l’enfance, le rêve, l’utopie ? On améliore les armes sans apprendre à aimer. La douleur accompagne la beauté qu’on ignore. Si la nuit nous enseigne la lumière, le jour nous donne la clarté. Chaque double clic sur un mot nous ouvre l’univers. Quand le soleil me fait la gueule, il sourit pour un autre. Un peu d’espoir danse dans la rencontre des atomes.

Il y a des jours où s’asseoir, se lever, marcher est un véritable bonheur. D’autres où il est pénible d’ouvrir un œil ou de fermer la porte. On avance comme un enfant poussé dans le noir. Ce qu’on écrit frôle parfois ce qu’on veut dire, mais la plupart du temps, c’est encore du silence. Ceux qui vivent uniquement pour le look, même sapés chez Dior, restent vides sous leur habit de peau. On ne sait plus où se greffe la vie. Les hommes s’échangent des tuyaux, les femmes des recettes, les enfants des bonbons. Les raseurs de murs aiguisent leur ombre au coin des rues. Le vent poursuit sa route sans regarder derrière. Dans la mémoire des choses, tous les âges s’emmêlent, des bribes de passé, des parcelles d’avenir, des gestes du présent. Chaque vol d’oiseau régénère le ciel. J’ai pris refuge dans la langue. Tout recommence par les mots. Je retrouve le nord sous un amas de lettres. Dans la voix qui émerge, la vie remonte aux sources. La terre ouvre ses jambes. Le vent s’étire entre les arbres. Le verbe agite l’eau qui dort. Le rêve se répand comme un œuf éclaté. L’hiver halète derrière la vitre embuant l’horizon. Un buvard de neige éponge le soleil. Chaque geste invente son espace à la mesure de l’être. Roulée en boule dans la mémoire, l’enfance attend qu’on l’interroge.


Publié dans Prose

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Commenter cet article
J
<br /> <br /> (Lui dis pas ça, Ile, il va finir par le croire ! Hi hi !) Hélas, hélas, j'ai pareillement beaucoup aimé ce texte et tout particulièrement sa chute (je cite de mémoire) : "Roulée en boule dans la<br /> mémoire, l'enfance attend qu'on l'interroge."<br /> <br /> <br /> <br />
I
<br /> <br /> Ce texte est un summum d'intelligence, d'humanité et de qualité littéraire ! Superbe Jml<br /> <br /> <br /> <br />