J'ai voyagé

Publié le par la freniere

J’ai voyagé, j’ai vu, j’ai rencontré. J’ai cru, cru me tromper, cru aimer, cru que le vrai avait une couleur, cru que le malheur, le bonheur, comme toutes choses, avaient leur couleur. Je ne savais pas les larmes de joie, les rires de douleur et le festin des pélicans. Je ne savais pas qu’il y a dedans et dehors, je croyais le bien et le mal partout pareils. Je croyais que le bonheur du maître et celui de l’esclave avait une même odeur. Je n’avais rien vu du dehors. Je croyais au blanc et au noir je ne savais rien du "ni blanc ni du noir". Je ne savais rien du gris.

 À la décrue du croire, j’ai saigné du sel, frotté mes paupières, tué la nuit jusqu’au soleil. J’ai vu tout ce que l’on voit, j’ai perçu tout ce que l’on ne voit pas. Mon compagnon le plus fidèle fut ce rêve fou que l’on appelle délire. J’ai toujours habité un doigt dans l’ailleurs, à ronger des odeurs de voyage, de départ et de fuite. Fuite du toujours pareil, fuite du père, fuite de l’appareil, fuite de l’impératif, fuite du réveil, fuite du quotidien. Entre fuite et exploration, entre raison et déraison, entre cynisme et rêve, je cherche des frontières, je lance des SOS, j’appelle l’impossible.


Aussi loin que je regarde j’ai toujours aimé le vent du large, la mer qui divague, la peur du retour et le cri des crépuscules. J’ai toujours habité le plus près possible de moi, j’ai toujours eu la divagation à la porte de mes mots. J’ai toujours habité sur le fil, entre fuite et départ, parfois en voyage et souvent seul. Peu d’êtres ont partagé ma vocation à parcourir les ailleurs de la raison, très peu ont avec moi visité les satellites d’Andora et ces pays où les poules à 4 têtes marchent dans la direction de leur regard. Peu ont vu ces pays où les autruches à tête creuse entrent dans leur peur pour fuir le soleil et tombent dans des sommeils pailletés pour échapper à la vie. Très peu ont avec moi visité ces archipels du rêve où les baleines des sables vont à l’Est quand leur regard est à l’Est, vont au vent quand leur regard est au Levant. Peu d’entre nous ont vu aux portes de la conscience la chute des mésanges quand le doute fripe l’avenir. Peu ont visité le cri bleu du Zen où l’on voyage assis en tailleur, peu ont visité cette planète égarée où les hommes marchent sur la tête, où l’ombre fait moins peur que le savoir.


J’ai voyagé loin, j’ai voyagé en moi, cherché le point de fuite, trouvé la tangente, traversé l’horizon et la peur. J’ai déchiré le siècle, griffé le millénaire, mais encore je suis là. Mon rire est chauve, mes cheveux édentés, mon désir encore exigeant ne rêve plus que d’un œil. Je dérive entre espérance et contrainte, je ne dors jamais sur mes deux oreilles, je vais à ma rencontre je me cherche… je ne suis jamais où je veux.


Le voyage est si lent et l’avancée si peu à l’écoute des mots de hasard, que je n’ai pas toujours su entendre.

Un jour, la compagne anglaise d'un de mes compagnons de dérive, indignée de me voir manger de la viande, m'écrivit  dans son français maladroit : "Connaisses-tu* la peur de la bête, avec son cœur en papier froissé avant d’être dans ton assiette ?". Ce jour-là, j’ai mangé, fini mon steak avec un cœur en papier froissé, puis j’ai oublié.


Pourtant, ce jour-là, le ciel est devenu plus large. Ce jour-là, j'ai compris que certains hommes ne sont pas à la dimension de leur âme, qu’ils restent enfermés dans les vanités infantiles du paraître, dans le petit habit de leur condition humaine. Ce jour là, j’ai compris qu’il me faudrait encore cheminer pour apprendre que la douleur, la peur et le désir de vivre, n’appartiennent pas qu’aux hommes, que l’infini est peuplé d’une multitude complexe que nos regards estropiés ne savent pas toujours apercevoir. Ce jour-là, j’ai compris qu’il me faudrait grandir dans ces incernables de la conscience, que seules l’étendue et la profondeur du regard font la grandeur d’âme. Ce jour-là, j’ai compris qu’il me faudrait voir plus grand que l’apparence, plus loin que mon assiette, qu’il me faudrait creuser pour savoir ce que cache un sourire, et aussi savoir que, dans chaque larme, meurt un univers. Ce jour-là, j’ai compris qu’il me faudrait encore et encore passer la frontière de mes rêves pour peupler mes mots du cri des arbres et des caresses de mon chat. J'ai compris que pour grandir il me faudrait garder les langages de l’enfance et traverser l’amour et l’amitié comme on traverse l’horizon. Ce jour là, j’ai appris que ni la main ni l’œil ne vont jamais au fond des choses, que l’invisible est plus profond qu’il ne parait, que rien sauf la vie n’est à la dimension de l’amour.


Ce jour là, j’ai compris qu’il me faudrait encore traverser ces ailleurs où se cachent les grandes vérités, qu’il me faudrait encore et encore creuser et chercher pour être un jour à la mesure de mon âme.

J’ai voyagé loin, aussi loin que possible, mais la question reste immense, encore je dérive. J’ai beaucoup voyagé mais ai-je été assez loin pour habiter mon âme ?


Jean-Michel Sananès


Publié dans Jean-Michel Sananès

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