Jacques Bertin
Auteur-Compositeur-Interprète, Jacques Bertin, s’est toujours tenu en marge des milieux officiels depuis ses débuts en 1966. Il est l’un de nos plus grands poètes lyriques ; le chef de file des auteurs de sa génération, qui s’étaient fixer pour but de développer le je créateur sans gommer l’homme dans l’artiste. Nous lui devons une bonne vingtaine d’albums, de nombreux poèmes et une quantité non négligeable de chefs-d’œuvre. Parmi les grands classiques du chant bertinien, citons entre autres : « Trois bouquets », « A Besançon », « Ambassade du Chili », « Les biefs », « Carnet », « Domaine de joie », « Paroisse », la Merveille, nous l’avons déjà dit, « Les grands poètes », « Je voudrais une fête étrange et très calme » ou « La lampe du tableau de bord ». Chez lui, que le texte soit destiné à l’écrit ou à être chanté, il est poésie par essence et glisse comme un ongle sur la souffrance longue du temps. Il y a chez Bertin cette fracture existentielle, cette révolte inassouvie, cette plaie qui saigne dans sa vie comme dans ses mots, mots qui serrent de près comme la grêle. Un humanisme de combat proche de René Guy Cadou, de Luc Bérimont, ou de notre grand aîné et regretté ami Jean Rousselot. Loin de l’état d’âme factice, le lyrisme, chez Bertin, rejoint le hile profond de l’être : Traversez cette eau plongez-y votre corps – Sur l’autre rive sont les arbres les mots dont vous avez besoin… - Sur l’autre rive le temps vous donne ses mains. Il éclate, tire à bout portant, et nous foudroie sans la moindre complaisance : Moi je me suis rogné les ailes au mur...
La voix de Jacques Bertin est l’une de celles qui donnent le la dans l’histoire de la chanson française contemporaine : « Aller plus loin dans les mots, inventer son propre lyrisme, parler de soi, certes, comme les poètes ou les peintres, mais en se reculant aussitôt dans l’ombre afin de rester véridique. Il fallait jouer le jeu de la poésie sans tricher, prendre tous les risques, ne pas composer avec ce que la société, ici mielleusement représentée par « le métier », voulait entendre. Être un artiste, donc être un homme, et vivant : inattendu, non conforme, libre ». Le répertoire est ample, large, aigu, riche, carnet de bord, qui nous donne sa voix et ses mains, qui est comme une sorte d’estuaire plus lumineux que la nuit dans la nuit ; pour le connaître, je dis qu’il surclasse à peu près tous les autres, très loin, dans un paradis qui, sans doute, est une enfance. « Il n'y a que les mots pour posséder les gens longtemps », a écrit Jacques Bertin. Qu’elle soit orchestrée ou interprétée sans arrangement (voix et guitare), sa chanson est faite d’un alliage émotionnel qui n’a rien à craindre du temps. Elle est un appel continu à l’insurrection : Il reste peu de temps pour sauver le monde et vous sauver – Il reste peu de temps pour vous investir de la sainte colère – Je vous vois comme un animal aux jambes cassées – Les yeux fous qui cherche à se lever qui cherche une aide – Dans le ciel vide autour de lui qui tourne et dans sa tête emballée. On chercherait, en vain, le mot ou la virgule en trop. Fait encore plus rare, la chanson de Bertin passe avec succès l’épreuve de la lecture à voix haute, sans musique. Bertin écrit des poèmes. Certains sont faits pour être mis en musique ; d’autres, non. Les premiers deviennent des chansons qui seront chantées, c’est-à-dire que l’agencement des mots y est fonction de l’oreille. Pour Jacques Bertin, ceux qui méprisent la poésie orale, comme il définit son œuvre chantée, ignorent combien l’univers de la parole vivante est plus riche que celui de la parole mise sous presse : « Tout d’abord, la chanson est habituellement donnée en public. L’interprète doit assumer physiquement son œuvre. Ce n’est pas rien, ça vous oblige à ne pas être trop irresponsable. Et puis elle est riche de multitudes de sens, d’intentions, de jeux de mots qui sont le fait de la voix, du ton, de la césure, de la respiration. Tout cela, la transcription ne le restitue qu’imparfaitement à coups de signes péremptoires. » Dans Reviens, Draïssi !, volume qui rassemble ses écrits au vitriol sur la chanson, Jacques Bertin revient sur le mépris des poètes pour la chanson : « Ils ont un sacré culot. Leur habitude est de demander à la chanson de se justifier : de montrer comment, en se détachant du tronc original de la poésie, elle pourrait acquérir son autonomie. Or, la chanson n’est pas une branche de la poésie, c’est la poésie livresque qui est une branche tardive de la chanson. Jusqu’à Ronsard, toute la poésie est chantée. C’est-à-dire qu’elle est chanson, et les formes de la poésie écrite les vers réguliers, les rimes, les constructions (le sonnet, par exemple) sont donc des moyens d’imiter sur le papier les systèmes sensibles de la chanson...
Christophe Dauphin
(Extrait de la présentation du dossier, Jacques BERTIN, le poète du chant permanent, in Les Hommes sans Epaules n°26, 2008).
j’ai parfois des bouffées d’hiver
ou des univers de chagrin
qui m’agrippent par le revers
m’entraînent dans les fonds marins
et produisent dans mes envers
des effondrements de terrain
reviens ! reste ! reste ! reviens…
je connais le versant des pleurs
dans des contreforts des montagnes
côté sans soleil à l’année
ces vallées de douleurs où stagnent
des étangs jamais nettoyés
des oiseaux jamais envolés
gueulent dans des nids de douleurs
parfois le vent vient s’en mêler
ah mauvais jour ah mauvaise heure
parfois, c’est beaucoup, c’est souvent
ça se décline comme un verbe
ça décline comme un jour triste
comme une palette d’artiste
…qu’on trouve des souvent dans l’herbe !
et puis le souvenir : bonjour, je suis avant !
suis-je assez triste ?
c’est ton visage c’est ton nom
c’est ta manière ta façon
c’est ton rire et c’est ma leçon
j’ai l’hiver, et j’ai le temps triste
l’étang gelé je l’ai, je l’ai !
où sonne la trompette autiste
d’un ange au milieu de la piste
comme des oiseaux sur l’étang
dégringolent ses notes bistres
l’amour gelé je l’ai je l’ai…
Jacques Bertin