L'année d'après

Publié le par la freniere

l'année d'après
au mois de mars
bien plus nombreuses que nous
les fleurs ont commencé à revenir sur les arbres

sur l'autoroute vide
en direction de Washington
les dix mille enfants restants dans la région
se passaient des pousses
de main en main
petit seau pour éteindre la grande faim

j'étais parmi eux
il n'y avait pas que manger
il y avait aussi tenir l'autre main dans sa main
et être ensemble
être la drogue

la drogue circulait
la drogue c'était l'espoir
la drogue c'était l'humain
on venait de loin pour se respirer
la drogue ne changeait plus l'esprit
comme le faisaient celles d'avant
la drogue provenait de l'esprit

c'était l'étrange cadeau du nuage empoisonné
à certains d'entre nous

vers Times Square
libre d'obstacles
le vent grondait dans les verrières trouées
un prédicateur le faisait parler
un grand noir évangéliste au pardessus gris impeccable
campé juste devant les restes de la tour Axa

Hollywood avait disparu depuis longtemps dans un cratère
mais sous les paroles de l'évangéliste le vent s'animait
tête jambes et bras d'air
comme dans les movies d'idoles irréelles
qu'on pouvait encore voir
pas plus tard que l'année d'avant
le vent reconstruisait les tours puis les jetait de nouveau à terre
puis il prenait les spectateurs dans ses bras

le vent avait un peu changé
s'était comme solidifié
les survivants parlaient déjà de mettre en place des lignes de transports
qui suivraient savamment son souffle
le nom du réseau était même déjà prêt
God's arms
-les bras de Dieu-
avec un tel nom tout pouvait repartir comme avant
sinon mieux

plus loin dans Central Park
une toute jeune fille avait élu domicile au pied de la grande statue d'Alice
accroupie sur son champignon
elle faisait des choses
étranges
avec les arbres et avec elle-même
elle répondait très aimablement si on s'adressait à elle
mais parlait peu si personne ne l'y invitait
dans son lycée l'année d'avant
elle s'exerçait encore à taire sa différence
cette année elle apprenait peu à peu à être quelqu'un

on l'appelait Fern
-la fougère-
elle ne défiait personne
ne présentait aucun projet au monde
elle élevait juste un troupeau vert de feuilles de lianes et de mousses
qu'elle semblait patiemment mêler aux autres formes de vies
pour créer une suite au monde
dans une logique qui nous échappait

la très longue chaîne des pousses
acheminée par les dix mille enfants depuis l'autoroute
passait devant Fern
et j'étais parmi eux
elle leur envoyait des tiges vertes qui s'enroulaient doucement au passage
autour des poignets des garçons
et des chevilles des filles
et Fern la Fougère lisait l'heure tout haut pour eux
là où se rejoignait la feuille et la peau

pas l'heure des montres
mais à chacun d'entre nous elle lisait l'heure exacte de sa vie

puis Fern a gentiment montré du doigt Esperanza
- ma soeur-
et
¡ Dios mio !
les longs cheveux d'Esperanza se sont mis à fleurir
et ma sœur a souri comme si le monde commençait à cette seconde même
j'en ai lâché ma poignée de pousses
et Fern la Fougère est venue la ramasser pour la replacer dans ma main
avec un clin d'œil

puis le prédicateur nous a rejoints
déjà à l'aise sur son nouveau sentier de souffle
déposé par les bras de Dieu
sur le champignon d'Alice
du côté du lièvre de mars
il a enlevé son beau pardessus gris
et l'a posé sur les graines fragiles au pied de la statue
après y avoir pratiqué quelques trous pour que les graines respirent

il faisait encore frais
le printemps était encore fragile
mais malgré tout
depuis le début de notre vie
je crois bien que c'était notre année préférée

 

Stéphane Méliade

Publié dans Poésie du monde

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