L'état des lieux

Publié le par la freniere

Rien ne change à St-Fer, sinon pour le pire. On s’apprête à élire * les mêmes sniffeux d’essence, les mêmes adorateurs de sous noirs, les mêmes poseurs de bâillon, les mêmes lécheurs de bottes, les mêmes qui jouissent à la vue d’une pépine ou d’une benne à ordures, les mêmes qui s’agenouillent en se croyant debout. Ils ont déjà vendu leur mère et s’apprête à louer leurs enfants aux exploiteurs du monde. La mairie n’est plus qu’un poulailler où les coqs de province font la cour aux poules de luxe. De la théologie à la théolie, les clochers n’ont gagné qu’en hauteur. Les girouettes qui grincent et les beaux coqs de cuivre ont fait place aux tours à vent. On veut faire d’un jardin une immense banlieue avec de fausses fleurs et des arbres en ciment. Que mangerons-nous demain ? Ceux qui labourent la terre la vendent pour du vent. Où est passée l’âme du village ? On a détruit le couvent, le collège, l’hôpital. On a installé un parc industriel sur le plus beau point de vue. On ne voit plus le lac mais des carcasses d’autos, des éoliennes géantes et des oiseaux qui fuient. On n’entend plus le vent mais des pales qui tournent tout en volant nos rêves. On a troqué l’avenir pour des mouroirs à vieux et des miroirs de toc. On s’apprête à vider l’eau du lac pour faire un dépotoir. Il n’y a plus de plages mais des parcs à bateaux. Ayant peur de l’imaginaire, on a caché les livres sur les tablettes du haut. L’intelligence est une offense pour ceux qui ne rêvent pas et prennent pour du cash les messages des élus et le discours des banquiers pour la parole de Dieu. L’argent répand son mal parmi nous et court d’homme en homme, de la crèche à l’hospice. À force de nourrir de nouvelles maladies, on ne réussit plus qu’à mourir. Il n’y a pas un mois sans qu’un enfant périsse au volant d’un bolide, les yeux pleins de pistons, la tête pleine de chips, l’âme dans l’huile de char, sniffant les lignes blanches et la garnotte de rang. C’est pour eux que j’écris, avec tout ce qui fut, ce qui n’est plus, ce qui est.

 

Déjà vidé de son sang, le village agonise sous les flaques d’huile, les traces de break et les odeurs de pneu. Le cœur humain joue du fusil avec les balles du capital, visant au ras du cou tous les chevaux du rêve. J’ai beau faire des signes, grincer des dents, montrer le fard sur le visage des saisons, on ne me répond plus. Tout ce qui est part en morceaux. On doit sans cesse rafistoler, rabibocher, ratiboiser. Au comptoir des mots, je fais la queue pour des syllabes, une lime dans le pain, la roue manquante du carrosse. Je m’arrache à l’angoisse de peur qu’elle ne m’étouffe. Je lance des mots à tout hasard. La terre s’y mélange avec les machines, la pluie avec les clous, la petite herbe avec la neige, les oreilles de marteau avec les poignées de porte. J’écris sans garantie sans assurances sans permis. Mon muffler à bout de souffle hoquète quelques mots. Ma plume a des ratés, son encre des bavures. Je roule en bas de mes essieux, en bas du lit, en bozwell, en pieds de bas, le moteur en batèche mais la tendresse scotchée sur le volant du cœur. Dans une odeur de neuf déjà pourri, j’avance poursuivi par mon enfance inachevée. Je sors du sac à mots des cailloux de plus en plus gros. Ils font des vagues sur la page, des lignes de gauche à droite, des trous dans le silence. Certains jours, j’enlève mes lunettes pour regarder le monde. Trop de malheur à la fois aveugle même les chats. Lorsque le corps de l’homme découpe la lumière, il laisse toujours une ombre. Même si plus rien n’en vaut la peine, il ne faut pas désespérer. Chez certains peuples primitifs aucun mot n’exprime la douleur. Le mot vie englobe la souffrance et la joie, le chasseur et la proie. Chaque usine vole de l’air aux poumons végétaux. Entre les mains des hommes, chaque chose devient poussière. L’enfant qui tète laisse pousser ses crocs. Dans la plus douce des forêts, l’herbe fait croitre le chevreuil. Le faon complète le coyote. Il faut continuer de rêver, chercher le cœur dans le néant, faire grandir jusqu’à l’âme le minuscule  soi-même. Il ne sert à rien de souffrir du passé ni retenir ses larmes au milieu d’un fou rire. Il ne sert à rien d’haïr même le plus méchant. Il sert à tout d’aimer même jusqu’à l’impossible.

 

·        Il n’y a qu’un seul candidat à la mairie qui mérite un vote, Serge Gagné. Il représente vraiment la démocratie. Malheureusement, dans un village de consanguins, les étrangers font peur. Il y a vingt ans que j’habite ici. Je suis encore un étranger pour les vendeurs de chars, les chevaliers de Colomb et les coiffeuses pour homme.

Publié dans Prose

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J
<br /> Pour les coiffeuses pour hommes, je peux comprendre ! Mouhahaha !<br />