L'odorat des abeilles
Je ne reconnais plus les hommes. Trop de visages mentent. Le vent secoue des congères d’images. J’en cueille les métaphores sur le bout de la langue. J’ai toujours eu un faible pour les coccinelles, les tournevis, les mots. Écrire, c’est prendre note de rien, ces petits riens qui font la vie, la maladresse des sourires, le dédain des petits pois, le ridicule des nouveaux riches, l’humilité du pain, l’odorat des abeilles. À défaut de mots vrais, les oreilles s’appuient sur la musique, le son de l’invisible, le craquement des meubles. Le regard tire le paysage par les yeux et fait bouger les choses. La vie résiste malgré nous. J’écris avec la cendre et la rosée, la fraise et les épines, la sève et les échardes. La moindre plante est amoureuse. L’abeille vérifie le miracle des fleurs. Les arbres toussent en petits rires brefs. Chaque mot est une parcelle qui veut se faire entendre parmi le bruit du monde. Le temps se hisse sur les épaules d’une phrase. La lumière d’en haut rejoint celle d’en bas.
Ça va, ça vient. Ça bat, ça vit. Ça prend de tout pour faire un monde, un homme pour le détruire, des pattes d’insectes chaussant des bottes de sept lieues, des nains de jardin jouant les matamores, un briquet se prenant pour l’Etna, un habit noir assassinant le rouge, un homme se prenant pour un dieu. Je n’arrive jamais à tisser un texte qui soit tout à fait à ma taille. Soit que je flotte entre les mots ou que le sens serre aux épaules. Les métaphores se débraillent entre deux malappris. Les virgules esseulées cherchent la compagnie. Il arrive aussi qu’un gros mot ait l’air d’une personne comme il faut, très propre de son corps et bien sous tous rapports. Une consonne barbue fait tache au milieu des voyelles comme un clou de forge sur une pelote d’aiguilles. Des vêtements en loques tendent leurs manches rongés de souvenirs. Les phrases filent en queue de poisson. Des virgules se cotisent question de ralentir la vitesse de l’oubli. Les lettres minuscules se font des bras d’acier en soulevant des mots. Sur mon corps de papier, un peu de laine d’hier s’emmêle aux fils du présent. Il y a longtemps que le tissu s’effiloche, que les coudes sont usés, que les coutures éclatent. Mot à mot, les fils se défont. Il faut sans cesse raccommoder le cœur, tailler dans l’âme des semblants de rustines, repasser tous les plis. Les mots à figure humaine sourient ou pleurent comme des madones. Le violon du vent se joue sans main, sans archet, sans musique.
Les enfants tournent autour de moi mais ne m’approchent pas. Je suis un vieil arbre aux racines fragiles. Est-il déjà trop tard pour demain, trop tard pour l’amour ? L’homme est le pire ennemi de l’homme. Malgré tous ses orages, la nature est sa meilleure amie. Les boites de couleurs sont envahies de gris. L’âme de l’homme refoule dans les choses. Entre ma vie et sa doublure, je cause avec les morts. Mes nuits blanches sont ponctuées de phrases. Je m’agrippe à la terre avec des mains moussues, à l’écorce avec des pattes d’oiseaux, à la route avec des apostrophes, au ciel avec des majuscules. Je prends l’air au lasso avec mes cordes vocales. Même s’il me reste un peu de cette envie de plaire qu’ont les enfants perdus, les orphelins, les infirmes, les fous, je ne suis pas de ceux qui trichent, qui maquillent le vide avec des billets de banque, qui chantent la misère sans connaître la faim. Soucieux de ce qui est, je chante la douleur qui aspire au bonheur. Je ne suis pas de l’art moderne où il suffit de se moucher pour faire une œuvre d’art. Je ne dessine pas de larmes sur un moral en carton-pâte. Je ne suis pas les grelots de la mode. Je ne sais pas compter. Le temps, je le calcule en mots, en images, en musique. Je pense avec la moelle, l’ecchymose, la cendre, la bronchite, le spleen. Reniflant à la fois l’ordure et l’infini, j’écris avec la faim au ventre, trois sous de pain, un verre à moitié vide, un petit bout de crayon mâchouillé par le temps. Même les vies perdues laissent des cicatrices. Ce qui se passe nous dépasse. La chambre d’autrefois prête sa chaise au présent. À défaut d’espérance, je laisse les mots vivre ma vie. Le pain qu’on jette se transforme en oiseaux.