La bouche ouverte
Peu importe les routes, la vie retrouve toujours les mêmes lieux, là d’où viennent les mots, là où ils arrivent. Tout se bat pour survivre. Les bêtes font l’amour et se dévorent. Les arbres se combattent pour atteindre le sommet. Les pierres déboulent et font du bruit. Les termites s’épousent dans le sommeil du bois. On entend craquer les os sous la peau de la terre. La matière indécise prend les formes qu’elle peut, les vergetures de l’air, les ramages de l’art, les bourrelets de terre, un fouillis d’ombres et de lumières, du mou dans les cordages, les visages ridés comme un cul de pauvre, un cul de poule, un cul de sac. Tout court et saute dans les herbes. Tout vole dans les airs. Des papillons, des abeilles, des insectes, des mouches, des lucioles, des petits nuages de couleur. L’ombre se gratte le dos sur le flanc des falaises. J’ai l’âme en mille miettes, le cœur en patchwork, les pièces du puzzle éparpillées partout. Il manque un bout de ciel pour compléter l’ensemble. Mon cœur fait la moue dans la grimace du corps. Parmi ce temps derrière et tant de temps devant, la vie paraît bien courte. Elle s’ajuste à peine aux souvenirs et laisse derrière elle des objets presque neufs.
Il faut gaspiller le temps pour le sentir tout entier, apprendre à le goûter. Il faut mordre chaque instant et en téter le suc, savourer l’espace avec toute sa peau. L’exubérance se puise dans le néant. Le vent soupèse l’herbe verte. Les moineaux font des manières en agitant la queue. La terre respire du profond de ses os. Entre deux coups de tonnerre, on entend gronder ses poumons de verdure. Le bois est plein de bruits. Chaque arbre me soutient, me donne un peu de force. Chaque oiseau semble me dire quelque chose. L’air a la bouche ouverte. Je devine les mots ourlant ses lèvres bleues, le vent des feuilles éveillant les bourgeons. Je marche toujours dans les bois la poitrine chantante, les pieds comme des racines volubiles, les orteils comme des branches pédestres, le regard en porte-voix imitant le chant latéral des oiseaux. J’avance à hauteur d’homme. Une odeur d’eau remplit mes narines. Entre les arbres, une haleine de bête soulève la membrane de l’air. La terre s’abandonne. Je m’enfonce dans sa mousse. La lumière se décante dans l’ombre des sous-bois.
J’avance comme un enfant entre dans l’eau. Les premières fois sont émouvantes. Chaque seconde est une nouvelle fois. Il ne faut pas figer le temps. On en perd trop à éviter les coups. On ne vit pas sans perdre de sang. Je vis de rien, de presque rien, de pourquoi sans comment, de mots sans commentaire. Je redresse la route comme une échelle de pas. Je me laisse porter par le vent, les odeurs, les bruits. Trouver des réponses n’a jamais été ce que l’homme a fait de mieux. Il se fait des montagnes sans apprendre à grimper. On n’apprend rien de l’histoire. On ne sait pas plus quoi faire du silence. Il est rempli d’échos, de taches, de poussière. Des grimaces d’argent finissent par apparaître, des blessures économiques. Dans les marges du temps, les têtes de mort côtoient les têtes en fleurs et les poignards les poignées de main. Je ne cherche plus de réponse. Tout ce qui vit cherche la vie, simplement. Les grands arbres s’enlacent. Le bleu du ciel rameute les nuages en troupeau de pluie. Les mots ont d’invisibles antennes pour percer le silence. Je perçois l’infini au-delà du fini, les cris des pies dans les sapins, les rires des rivières, les vagues des voyages. Les muscles des forêts se parlent entre eux comme les bras et les jambes chez l’homme. Tout un chant de syllabes s’élabore entre les cordes vocales et les poumons. Le moi se réfugie dans une enveloppe corporelle. Le vent rôde sur la peau. Il déchiffre les rides. Je plante un chant d’oiseau dans la terre du ciel.