La cour des miracles

Publié le par la freniere

Pour écrire, il faut d’abord apprendre à se taire. L’individu se perd derrière la cause. Comment raconter ce qui n’est qu’immobile, ce qui n’est déjà plus. Les rivières, aujourd’hui, sont un lit de tessons de bouteilles, un dépotoir à pneus, une lie de pots cassés, un cimetière de squelettes métalliques. L’espace ne sert à rien pour recoudre le temps, les minutes brisées, les secondes cassées, ces tessons de semaine qui nous blessent les pieds, ce verre pilé caché dans l’herbe haute. Le temps perdu fait rêvasser les choses. Les rideaux font de l’œil au soleil. L’émail des lavabos fait la cour aux assiettes. La lenteur et la contemplation président l’essentiel. Je démaquille le visage des mains pour mettre à nu les lignes de vie. Je déboutonne mes yeux pour que passe le vent du paysage. J’ouvre les écoutilles des oreilles. Je tends les mains. Je redresse mon échine verbale, ma colonne de son. La cour des miracles est au complet, des voyelles boiteuses, des consonnes aveugles, des phrases unijambistes, des parenthèses obèses. Je serre ma tête dans un nuage. Je dénoue les entrailles de la terre, les muscles ankylosés de peur, les nerfs en charpie. Les mots fracassent les obstacles comme des anges têtus ouvrant leurs ailes dans la nuit. Des fraises d’hirondelles crépitent sous la pluie. Tout ce pourquoi l’on vit existe à peine. Un geste éveille la guerre, un autre la caresse. Tout est vanité hors la tendresse entre les hommes. La pluie délave tout, de l’herbe à l’âme, de la poussière à l’être. La cendre meurt entre nos doigts.

        

Il est de plus en plus difficile de sortir de l’idiotie des jours. Les bruits montent jusqu’à l’âme. Les vendeurs nous poursuivent jusqu’au creux du sommeil. Nous longeons les murs. La terre ouvre sa bouche pour vomir. La sale histoire de l’homme nous traverse le cœur. Le merveilleux se retire. Partout, le mensonge, l’argent, les habits du paraître. Des marionnettes s’agitent aux parlements. Face à la vérité, chacune parle une langue de bois. Il faut bûcher pour obtenir quelques copeaux et faire jaillir la sève. La peau du jour s’accroche à la patère comme un habit d’emprunt, un cuir en location. Les paroles se taisent. Les sources se rétractent. Le calendrier bougonne dans un coin. La bonté se refuse à naître parmi les statistiques, la paperasse et les nouvelles du sport. Un comprimé par heure contient la rage de vivre, anesthésie l’espoir, éteint le feu d’aimer. On ne parle plus qu’à voix basse, à mots couverts de cendre, mêlant le mal de vivre au bien public. L’essentiel est ailleurs, toujours plus loin, ou plus près qu’on le pense. En ville, on ne sait plus où habiter. Les pauvres Noirs font fuir les pauvres Blancs. On ne voit pas les Jaunes. Les Rouges sont perdus en dehors des réserves. Quand aux Verts, ils sont traqués partout par les sacs à ordures. Chez les Roses, il n’y a pas de discrimination. Les vieux riches aiment les petites frappes, quitte à mourir éventrer pour quelques sous. Tout est affaire de sexe, qu’ils ont ou qu’ils n’ont pas. Ils feraient n’importe quoi pour ajouter un sein ou cacher un pénis. Chez les pauvres ou les riches, c’est le dollar qui compte. L’argent qu’on dépose à la banque lave l’argent taché de sang. C’est à la Bourse qu’on finance la guerre, l’esclavage, la haine. L’économie justifie tout. Elle ne craint que l’amour. Le bouche à bouche trompe moins que le bouche à oreille. Il faut en revenir au bas de laine, au troc, à la poignée de main.

 

Je n’ai pas de toit au-dessus de ma maison, mais des mots qui ouvrent sur le ciel et attirent les éclairs comme un aimant de soif. Je n’ai même pas de maison. Je n’ai pas de raison. Je n’ai pas de pays, mais deux ou trois carnets. Un pour les mots, les autres pour la route.  Je suis à la fois plein et vide, plein d’amour à donner, vide pour en recevoir. Ma parole brûle au cœur des choses, déchiquète les heures et déchire les rues. J’agite ma cervelle au bout des bras comme un cerf-volant. Un râteau sur l’épaule, je défriche la pluie. Le vent passe entre mes mains. J’en garde la fraîcheur à mettre sur la page. Je m’habille d’un bourdonnement d’insectes, du vol des papillons. La bonté n’en finit plus de saigner. Il faut laver la vie, donner sa place au tonnerre de l’enfance, ses éclats de rire, ses éclairs, ses sourires de gnomes, ses paraphes de lutins. J’ai l’écriture au bout des doigts pour m’éloigner du pire. J’abandonne les mots à la faim des saisons, l’encre à la soif des pages. J’ai lâché prise, aboli des murs, des maisons tout entières, des poignées d’années, effacé des frontières, le carnet m’est resté, ouvert au jour le jour. Son cuir usé protège une étrange lumière. L’âme en guenilles se recoud d’elle-même. L’eau du cœur remonte jusqu’au bord. Pourquoi tant de mots, tant de blessures dans le fatras du monde, mais seulement deux mains pour les caresses, une bouche pour les dire ? Qu’aurais-je fait d’un rôle, d’un nom, d’un modèle ? Un simple battement d’ailes soulève mes paupières. Il me suffit d’un souffle, d’un soupir, d’un corps mêlé au sang des herbes, pour respirer plus large. Lorsque je fais des signes avec des mots, il me semble toucher le cœur du monde, du bout de mon crayon. Vivre, c’est aimer. Tout le reste a plus ou moins d’importance.

Publié dans Prose

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