La gueule ouverte

Publié le par la freniere

 

Les pommes ratatinent. Les montagnes s’écrasent. Les érables ont soif. La peau sanglote dans sa cage d’habits. Traçant des routes de chair battue et semant des champs de mines, les grands spéculateurs, sous la bénédiction des prêtres, ces assassins de la poésie, brisent le cœur du monde. Érigeant leur empire avec les os brisés, ils se cachent derrière les hommes d’État. Leur seule gloire est l’argent. Les oiseaux se refusent à boire dans leurs mangeailles d’hypocrites. Les enfants qu’on arme pour la guerre ne connaissent des mains que les coups qu’ils reçoivent. Les fillettes qu’ils violent ne connaissent des hommes que le sexe des armes. J’écris ces mots comme des éclats de sel jetés au feu. Il y a des malheurs qu’on devrait interdire. Mangeant ses émotions avec du sucre blanc, l’Amérique est obèse. Qu’aurions-nous à perdre à faire de la paix notre pain quotidien ?  Quelques femmes de riches y perdraient leurs bijoux mais les enfants des bidonvilles y mangeraient autre chose que leur main et la pitance de la faim. Qu’aurions-nous à perdre à respecter la terre ? Quelques banquiers véreux y perdraient leur chemise  mais les corbeaux en vol ne crieraient plus de peur. Les mouettes de casse-croûte retrouveraient la mer. On fuit ce que l’on perd sans trouver ce qu’on cherche. Dans les trous de mémoire, les images oubliées se fabriquent des yeux. Ce que l’on ne veut pas voir s’imprime sur la vie. Une goutte d’eau qui manque pèse plus lourd qu’une bouteille trop pleine. Je dors la gueule ouverte en attendant la pluie. Des mots résistent dans les matins en ruine, des mots têtus, des mots de tête, des mots d’amour. Je les offre au silence. Je les suce en secret. Je les mets en exergue.

Les oiseaux meurent quand on tue les insectes. Nos os font corps avec la terre. Où le béton s’écroule, les fleurs les plus fragiles survivent aux séismes. Si les fantômes existent, il se peut qu’on ait tué les anges. Il manque une vertèbre pour se tenir debout. Je reste dans mon verbe, préservant le sourire du saccage des hommes. Malgré tout, des piments poussent sur les décombres. Des fruit s’éveillent dans les bourgeons . Des ronces montent la garde pour une fleur unique. Le printemps panse les blessures de l’hiver. Le vent ne pense à rien mais sifflote en passant.  Les mots reviennent en bande creuser un lit d’espoir. Dans le blanc des images, ils se redressent et se conjuguent au feu. Ils soulèvent le monde plus petit que nos rêves. La langue de l’alphabet s’enfonce jusqu’à la lettre Z. Je cherche un brin de paille sur les murs en béton, le radeau d’un visage dans la foule en délire, un fil de salive plus sûr que les comptes à rebours, la courte paille d’un poème dans les colonnes de chiffres. Un sang d’encre colore mes poèmes hémophiles. Les os bourrés d’azur, je colmate les brèches. Malgré le vent d’échardes, le smog, les orties dans la gorge, à 62 ans, je respire plus large. La mort peu à peu fait son nid dans mon corps. Je ne sais quel oiseau crèvera la coquille, cet œuf de lumière ou ce noyau de nuit.

La ville qu’on repeint perd ses graffitis comme on perd son sang. Les gens rivés à leur télé, ses soaps, ses infos pubs, ont le sourire en forme d’écran. Il s’étire sans fin jusqu’au trait minimal, frôlant l’insignifiance. Il n’y a dans l’image qu’un aspect de l’aspect. Les mots complètent ce qui manque. J’en ai assez des coups de pied au cœur, des coups de coude au ventre, des coups de poing sur le rêve. J’aime les promenades au matin quand chantent les lilas. Il faut aimer les petites choses qui ne sont rien. Les jours de grand soleil, la pluie se cache dans mes poches. La terre attend ses morts et le ciel ses anges. J’ai pris avec le temps l’odeur d’un vieux livre arrachant page à page les barreaux de sa cage. Entre la rage des orages et la voix des violons, je cherche le ton juste, un ruisseau de silence dans la forêt des bruits. Rien n’est plus banal que la folie. Les faits divers rendent fou. L’eau devient folle quand elle bout. Le vent d’orage nous rend fou. La fleur qui s’ouvre devient folle, la guêpe quand elle pique, le sang de la blessure. L’amoureux qu’on éconduit, quelque chose se fêle dans sa tête. Son cœur éclate. Si je laisse des larmes sur la joue d’une page, je veux que les efface le rire d’un enfant. Écrire se conjugue à tous les temps, le présent du passé, le subjonctif du futur, l’impératif d’aimer. Dans mes phrases bancales, chaque mot est un oiseau qui boîte et se traîne de virgule en virgule. Le glissement du stylo sur la page est une migration, un voyage intérieur.

 

Publié dans Prose

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