La Légende du demi-siècle
Ce siècle avait un peu plus de vingt ans, vingt-deux exactement. Quatre ans auparavant s'était achevée la grande boucherie universelle. Des générations entières pourrissaient dans les ossuaires. Par centaines de milliers, des jeunes gens, des pères, des époux, avaient roulé dans la boue, la face écrasée, des Ardennes à la Marne. Le sang des victimes avait nettoyé la planète. Une drôle de paix se levait, timide, à l'horizon.
Paris 1918, la foule hurle sur les boulevards : «À bas Guillaume». Guillaume le Kaiser, bien sûr. Boulevard Saint-Germain, dans son pigeonnier où l'aube venait roucouler au balcon entouré de ses livres et de ses chats, des visages chers et de la flamme de la chevelure « de la jolie rousse », Wilhelm Apollinaris de Kostrowitzsky plus célèbre sous le nom de Guillaume Apollinaire, rend le dernier souffle.
« Sous le pont Mirabeau coule la Seine
Et nos amours
Faut-il qu'il m'en souvienne »
Un monde meurt, un monde nouveau, c'est-à-dire ancien mais peint aux couleurs de la nouvelle jeunesse qui croira toujours que ses fureurs sont les premières fureurs de l'univers, que ses premières illuminations sont les seules jusqu'alors éprouvées – un monde nouveau, dis-je, bat timidement des ailes.
Il y a ceux qui veulent mettre entre parenthèses cet événement unique : l'étripage mutuel des grandes nations, qui veulent continuer comme avant, filer la rime, pianoter en l'honneur du petit bois frais ou du coucher de soleil à Joinville-le-Pont, il y a ceux qui continuent de croire que les grands « penseurs » d'avant le cataclysme continuent d'avoir, envers et contre toutes les évidences, raison.
Descartes pas mort lui à Verdun. Le rationa-lisme ne veut pas déserter la scène historique. Le positivisme bombe le torse. Et l'humanisme tradi-tionnel relève la tête.
Et puis il y a les autres, ceux qui avec violence éprouvent dans leurs nerfs la décomposition d'un monde, la fin d'un temps. Salut, beaux chevaliers de la table rase. « Nous tisserons le linceul du vieux monde » chantonnent-ils à voix basse avant de tonitruer tandis que la foule imbécile retourne à ses jeux du cirque, à ses menues occupations, aux bagnes des usines et des bureaux.
INSURRECTION GENERALISEE
DADA. Le cri de guerre a été lancé depuis Zurich par une poignée de rebelles, d'insurgés, d'iconoclastes. C'était la jeunesse bardée de colère et de rosée, c'était à nouveau le premier matin du monde. C'était le refus noir, la fureur pourpre, c'était Adam qui refuse de pourrir dans le cadavre putride de l'Europe vacillante, déboussolée, déchiquetée.
Leurs noms aujourd'hui encore résonnent comme des appels à l'insurrection généralisée : Tristan Tzara – celui-là on ne le perdra plus des yeux, car il va prendre le large comme un navire de haut bord – Hugo Ball le farfadet, Johannès Baader – un demi siècle plus tard un autre Baader alerte l'Europe – Hans Arp, Walter Sernner, Johannès Baargeld, Hans Richter, Emily Hennings, Marcel Janco, d'autres encore. Le monde entier est Dada. « Le parti Dada est le plus grand de la terre » proclame cette poignée de fous vers lesquels l'ancien combattant patriote, le bourgeois tout frissonnant d'avoir retrouvé ses bons et ses lingots tendent un poing vengeur.
La planète s'affole.
À bas la Poésie, À bas le Sens, À bas l'Art, À bas Dada !
André Laude
Retrouvez la suite du texte d'André Laude dans La Légende du demi-siècle aux éditions Levée d'encre.
LA LEGENDE DU DEMI SIECLE d'André Laude, préface de FrançoisVignes
Editions LEVEE d'ENCRE B.P 50030 17480 Le Château d'Oléron, 12€
leveedencre@gmail.com
Article paru dans la Presse Littéraire n°1 juin 2011.
Il est d'une autre espèce que les voltigeurs du verbe qui portent l'habit de poésie afin qu'on ne les confonde pas. S'il se distinguait, ce n'était pas dans l'art de parader. André Laude était couleur d'homme. On l'aurait croisé sans se douter qu'il était un poète exceptionnel, doublé d'un journaliste comme on n'en fait plus. Il parlait d'une voix de rogomme, toujours un peu pour rire des gens sérieux qui ne le sont pas tellement. Il haussait le ton contre la platitude des jours, le peu de nerfs dans le paysage à la française, l'absence de plus en plus visible de rébellion nécessaire si l'on veut vivre et point survivre. Lui, André Laude, survivait de piges dans de menus logements où j'étais bienheureux de partager son vin ami. Nous avions des conversations étrangères à la surface des choses, au friselis mondain. On discutait de littérature à pointe de flèche avec Betty Duhamel, Philippe Venault et je ne sais plus qui à cause du pichtogorme ou de la pénombre en sa tanière. Les deux probablement. André Laude, attention, n'était pas l'anarchiste de comptoir débitant des brèves. C'était (1936-1995) un compagnon de Makhno, un urgentiste de la révolution qui compte, parmi d'autres oriflammes, Gérald Neveu, Jean Malrieu et Armand Robin. Il avait en commun avec ce dernier l'engagement libertaire de la pointe des cheveux aux ongles d'orteils. C'était un désespéré danseur jamais désespérant, une rafraîchissante unité de mesure à l'aune de la poésie égale de l'Être, pas trop des Lettres. Les Lettres étaient son quotidien cependant. Sa ration de pain. Pigiste qualitatif au service du Mondes des Livres, du Magazine Littéraire, des Nouvelles Littéraires, André Laude ne chroniqua jamais les têtes de gondole. Son journalisme consistait à regarder du côté où personne ne regarde. La littérature possédait une lampe frontale, un œil capable de glisser entre les fissures jusque dans ces veines où personne ne risquait l'aventure. Sa culture souterraine était illimitée, on pouvait le solliciter sans marge d'erreur. C'est ainsi qu'en 1975 les Nouvelles Littéraires en quête de nouveaux lecteurs pensent à ce photophore pour conter cinquante ans d'art et de littérature dont l'objet serait un numéro spécial, une sorte de "Culture pour les nuls" ainsi que François Vignes résume l'affaire dans sa préface. Un projet dément composé en trois jours sous perfusion de bière. Trente ans que La Légende du demi-siècle circule dans le bas monde des curieux de prose rare, d'intelligence pointue au temps où Google si l'on y pensait avait la gueule d'HAL dans le film de Stanley Kubrick. Tout dans la tête et sur les rayons de sa bibliothèque, André Laude écrivit un concentré explosif de ce que fut la vie culturelle à partir de Guillaume Apollinaire. Le premier volume vient de paraître qui stoppe la remontée du temps au Coup de grâce de Marguerite Yourcenar, soit 1939.
C'est un réel bonheur de cheminer avec Laude aux côtés d'Arthur Cravan ou de Nadja, surtout de découvrir les préférences de ce formidable conteur qui aime tant insister sur Maurice Henry, Pierre Jean Jouve, Henri Michaux, Maïakovski, Wölfli, Jean Cassou et je cite ces noms au fil de sa plume impérativement chronologique. Car cette Légende est une frise imparable mais aussi un point de vue, l'œil de Laude, ses goûts, ses dégoûts, une position en somme. Celle d'un homme dont on ne saura jamais de source sûre (fors la sienne) s'il fut l'amant de Rosa Luxemburg et l'intime de Che Guevara. Poète à toute heure, conteur narrant sa vie qui semblait suivre le cours des révolutions, André Laude a livré des récits essentiels, tumultuaires, intempestifs (on voudrait d'ailleurs pouvoir retrouver en librairie Joyeuse Apocalypse et Liberté couleur d'homme) qui semblent témoigner d'un temps où la littérature était une raison de vivre. Pour ceux qui ont cette raison au cœur La Légende du demi- siècle sera plus qu'un geste de bravoure mais le guide que l'on garde dans sa poche pour s'orienter dans le monde où l'art est une mystérieuse barricade.
Guy Darol