La peau des dents
Je suis d’un pays froid où la neige enterre les toits gris et rougit les oreilles. Que faire avec des mains en laine ou en peau de vache, des pieds pris dans la sloche, une moustache en glaçon et la guédille au nez. Même au cœur de l’été, l’hiver campe dans nos os. Je ne rêve pas de fuir au-delà de la neige, mais d’une luge d’enfant pleine de rires et de joie. Malgré tout, là où je vis, les arbres ont la parole. C’est au Facteur Cheval que je confie mes lettres. Elles sont estampillées au timbre des grelots, aux battements de cœur, aux coups d’aile d’oiseau. Je veux qu’elles traversent les portes comme des balles d’amour, des charrues de lilas qui ouvrent le chemin. À défaut d’un cheval, je vis au trot des mots. La misère du puceau n’a pas d’âge. On croit faire l’amour et l’on ne donne rien de ce qu’on est vraiment. Ce qui m’inquiète en moi, c’est l’amour à donner, celui qui veut aller au-delà de ma chair. Les mots servent à peine à combattre la haine. Que faire avec mon corps, mes mains, mes mots ? Je fais l’amour de loin comme un ange incarné. Même si ma blonde habite à l’autre bout du monde, je lui reste fidèle. Je dors en petite cuillère, bandé comme un fleuve entre ses cuisses imaginaires.
Toute vérité n’est pas bonne à dire. On écrit mieux, plus vrai, plus nu, en pissant dans un lavabo qu’en buvant le thé avec un doigt en l’air. Entre deux dates, on fait ce que l’on peut, mais je ne serai jamais le fou du roi ou le dindon de la farce, plutôt le poète ou le maudit, l’idiot de village, le cancre et l’innocent, plutôt le chat auquel manque une oreille et le chien sans médaille. La bouche barbouillée de mots, je bricole un azur avec des miettes de pain, des rustines, des galets ronds et lisses, des éclisses de cèdre, des pommes de pin, des pommes de route. S’il faut saigner pour la beauté du monde, je lui offre mes veines. On brutalise tout avec mille matraques, mille chimères, des milliards de dettes. On affame les gens pour vendre un peu plus cher les moissons de la terre, les poissons de la mer et les poisons chimiques. On assoiffe la terre pour quelques kilowatts. Les riches font de l’ombre au soleil des pauvres. Ils tachent même la neige avec leurs idées noires. Les mots gémissent comme une porte qu’on refuse d’ouvrir, une poulie qui rouille sans lessive à sécher, un vieux bazou qui stâle entre deux voies de garage, une bouche édentée refusant de sourire, un enfant qui s’affole quand ses parents s’absentent.
J’ai fait le tour du monde sur l’épaule d’un ange, celui des mots, des neurones en folie, des plumes d’encre et des atomes crochus. J’ai misé sur l’espoir en désespoir de cause. J’ai pris le pari de vivre hors des lois du marché, sans permis, sans bâillon, sans salaire, sans boss. Je ne suis ni d’amont ni d’aval. Je crache sur la table des maîtres, mais j’ajoute du rêve dans la soupe populaire, du vin dans le désert, de grandes lampées d’eau fraiche au fond des cailloux secs, des révoltés debout dans la mémoire des ancêtres, des fées et des lutins dans l’histoire du monde. Sur la mer des gestes, mes rames sont des mains. Mes larmes sont des vagues. Mon corps est un canot, mon âme le sillage. J’ahane quand je dors. Je cherche l’air. Je cherche Dieu. Je cherche quoi ? Mes rêves cherchent leurs mots. J’écris avec mon sexe, ma langue, ma cervelle. J’appelle un chat un chat, mais parfois l’homme un chien, un salaud, un sans cœur. Je survis par la peau et les mots, la peau des dents, l’amour des mots.