La table est mise
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e reste sourd aux ordres mais souris aux aveugles. Un oiseau gratte la poussière. J’essaie de l’imiter sur une page blanche. Le vent a mis ses gros sabots, la pluie sa robe écourtichée. Les fougères s’affolent dans l’entrecuisse des forêts. Le soleil fait le beau dans le désordre des nuages. D’une vague à l’autre, le lac fait ses comptes. Sur le bord du rivage, un feu invite l’ombre à danser avec lui. Chaque seconde issue des millénaires condense l’infini. Là où les fourmis résistent à la ligne droite, j’avance du bout des pieds sur les virgules de l’herbe. La musique s’accroche à la structure des oreilles, repeint à neuf les tympans, agitent les osselets. Les mots qu’on trace nous échappent. Ils vont jusqu’à pousser la chaise et nous faire la morale. La phrase court après sa queue comme un chien sémantique.
Je dessine la faim de l’étable à la table, de la poule à la poêle, de l’épi qui se lève à l’épitaphe qui survit. Qu’y a-t-il derrière ce qu’on voit, dans les trous noirs et les trous de mémoire ? Je découpe des fenêtres. J’ouvre des portes. Mon crayon mange du papier et crache des poèmes. La table est mise pour la prochaine page. J’écris entre le sel et l’encrier, un panier de fruits et l’espérance. Les images penchent d’un côté et les lettres de l’autre. Le poids des métaphores rétablit l’équilibre. Je dépose une phrase dans une assiette à beurre, un poème à côté, une rivière dans la soupe. J’écris même en mangeant, laissant des traces de doigts et des morsures de dents au bout de chaque ligne. L’été, je n’habille plus mes mots. Ils se promènent en cuisses sur le bord de la page. Je rattrape d’un doigt le début du mot femme, la fin du verbe aimer.
L’être n’est pas ce qu’il n’est pas. Il est ce qu’il devient. À force de plier, à force de plier, à force de plier, la colonne vertébrale s’est vidée de sa moelle. On marche à quatre pattes en échange d’argent. La carte n’est pas le territoire, pas plus que le salaire n’est la vie. Bientôt, il ne restera plus que nos bas à manger. Nous compterons des chiffres au lieu des contes de fées. Sous le ciel des hommes, tous les ormes pâlissent. Transfusés de partout, les érables périssent. Les pissenlits pâtissent sous les insecticides sans même avoir le temps d’ouvrir leur parachute. La grammaire s’étiole de portable à portable. Étant donné les fautes de frappe, les textos, les nouveaux mots et la disparition du liquid paper, ont a placé la grammaire à l’hospice. La grand-mère sémantique ne fait plus de jardin. Il a suffi de quelques frappes pour avoir sa vieille peau. Robert radote avec Larousse et le Littré se meurt d’une cirrhose du verbe. Les nains du néant ont remplacé les grands textes géants. Il n’y a plus de pensée mais des opinions, plus de vieux sages, plus de vieillards rebelles mais l’opinion publique et l’unanimité de la bêtise. Le squelette pourrit sous la chair des mots.
Parmi les œuvres de néon, j’écris encore à voix de plume. Je parle avec les ombres oubliées sur les bancs, les fées, les farfadets, les esprits de la forêt. Je calcule le temps à la durée des crayons de bois, à la pâleur de l’encre, à l’épaisseur du papier. Il y a toujours une porte ouverte quelque part, des pommes de terre en robe de chambre, des vers dans la pomme, des enfants qui s’amusent. Il pousse toujours des fleurs. Il pleut sur la moisson. Tout n’est jamais tout. Rien n’est jamais rien. Il y a encore des amoureux mais l’innocence du cœur a de moins en moins de place. La main du peintre pense. Dans mes yeux embrumés, il neige des Magritte. En plein cœur des orages, un Van Gogh sur le mur m’apporte du soleil. La tombe que je porte, j’en ai fait un radeau.