La terre frissonne
L’impératif économique est le plus souvent du côté du pire. Un médecin n’a pas à choisir entre l’opération la plus coûteuse ou la moins onéreuse, mais celle qui a le plus de chance d’offrir la guérison. La santé de la terre importe plus que le profit qu’elle pourrait engendrer. La technologie qui devrait normalement améliorer les conditions de vie a été usurpée par les spéculateurs et les marchands. Le profit national brut d’un pays repose sur la misère qu’elle produit. Les impératifs économiques sont incompatibles avec la justice. La mort devient géante aux mains des militaires. Les pauvres se font bouffer un peu plus chaque jour. Sans argent, le monde se porterait mieux. Il n’y aurait plus de guerres payantes. Il faut fuir le tacatam des routines, métro, boulot, dodo. Les hommes sont devenus de petits vieillards de cinq, de vingt, de soixante ans penchés sur leurs écrans, les yeux comme des pop-up d’ordinateur, les mains en forme de portable et les oreilles numérisées. La vie, la vraie vie, est devenue secondaire. Le virtuel a congédié le sang, la sève, remplacé les couleurs, les odeurs, les sons. La terre est un convalescent qui demande du grand air, du vent, du vert, du silence. Quelque part, j’espère, l’eau des gestes coule toujours. On l’entend bruire dans l’immobilité. Elle s’échappe par les failles du silence. Lorsque le temps laboure l’humus des secondes, l’homme titube dans les sillons horaires. La terre frissonne sous les chatteries de l’herbe.
L’industrialisation a tué l’artisanat. On ne fait plus des choses, on les produit comme une vulgaire machine. Les bras de l’homme ne sont plus qu’un rouage. On ne fait plus les choses, on les démultiplie, on les accumule et l’on s’étonne de n’être plus qu’une chose parmi les autres. Du prozac aux baleines suicidaires, ceux qui tuent ou font tuer mènent le monde. On quantifie le temps comme des prisonniers. Que le monde soit bon ou méchant, c’est toujours le monde. On n’écrit pas ce que l’on voit, on agrandit les yeux. On ajuste une flèche à l’arc des voyelles. On rallonge la mémoire trop courte. On se révèle à travers les choses. Le blanc qui sépare les pages se couvre de nuances. Si on ajoute un mot, il y a quelque chose de plus dans le monde, et qui ne pèse guère que l’âme qu’on y met. Un sac d’os se rongeant eux-mêmes, une soupe de larmes, une godasse au sourire fendu jusqu’aux orteils, une chaise bancale, une bouche édentée ouverte à la souffrance, une boite à malle déglinguée se transforment en trésors, en arpents de rêve éclaboussés d’éclairs. Les sentiments prennent de l’ampleur. On arpente des idées longues d’un kilomètre. Chaque goutte de pluie devient un monde à mille dimensions. Une montagne n’attend qu’un peu d’encre pour soulever son dos, un peu de salive pour se répercuter contre le blanc des pages. Les doigts funambules de l’herbe cherchent à saisir le vent. La pluie n’est pas plus bête que la neige. Le froid vaut bien le chaud. Les dates n’existent plus. Les heures se calculent en ombre et en lumière. Je garde toujours au fond des poches un caillou pour l’espoir. Une barque privée d’amarres invente ses propres rives. La vraie beauté n’a pas de spectateur.
Une théorie d’arbustes tient colloque devant les débusqueuses et les chenilles à pétrole. Pourront-ils longtemps tenir tête à l’appétit des hommes ? Leur sève monte à la cime comme le sang monte à la tête. Ils n’ont jamais eu peur des tempêtes de vent mais se méfient de celles des hommes. Avec eux, une tempête dans un verre d’eau peut assécher le fleuve. Ils écorchent les poux pour en vendre la peau. Une grenade devient une arme. Même un couloir de vent est coté en bourse comme le riz et le coton. Avoir du bien ne rend pas le cœur plus énorme, la main plus généreuse. Les sentiments ont la tête dure malgré tout. Le commerce est le cadet de leurs soucis. En amour, on ne voit jamais tout mais on tâte l’absolu. On courtise l’infini. Il y a une langue universelle qui sous-tend l’alphabet. Les mouvements du corps sont autant d’adjectifs, les clignements de cil des adverbes. La route n’est que le complément des pas. Le moindre atome se conjugue à un autre. La caresse des mots échappe à l’éphémère par la lumière qu’elle répand sur les muscles du sens. Trop près de ce qui meurt, la vie fait ce qu’elle peut. Il n’y a qu’à être dans ses bras sans lui couper les mains.
Il me faut le choc des mots pour avancer. Leur fragilité me sert d’ossature. Leurs étincelles m’aiguillonnent. Lorsque les yeux se retranchent du visible, les oreilles s’affinent. J’avance dans la vie comme le ferait une phrase si le papier bougeait. Il faut trouver la route au milieu du néant. Toute ville contient en germes ses gravats. Je lui préfère la nature. Tout homme est plus que sa charogne. Un incorrigible enfant trépigne toujours en moi. Marcher, écrire, tenter de vivre. Les mots sont des traces de pas. J’habite les odeurs beaucoup plus qu’une maison. Je m’habille de vent. Ce texte est cahoteux. Je m’accroche à des lambeaux de phrases comme un désespéré. On ne sait pas toujours ce que l’on dit, ce que l’on fait, ce que l’on est. Comment ouvrir une porte impossible à toucher ? Les poings liés à l’embrasure du temps, rongeant les bruits du monde, mon squelette a froid dans son cahier de peau. En raquettes ou à pied, je dois refaire sans cesse la piste des loups gris, consulter le livre des oiseaux, le cahier des cailloux, retrouver mes racines, les odeurs, les cris, les pas du premier homme. Malgré la mort au bout, c’est en vivant que l’on devient vivant.
Il n’y a pas ici de falaises abruptes comme des joues mal rasées. Les montagnes ont la douceur d’un sein avec leur pain de sucre servant de mamelon. La vallée a pris la forme d’un géant couché. Quelques bouleaux se dressent comme des poils sur ses jambes de pierre. Quelques plaques de neige persistent encore comme un reliquat de mousse sur le rebord d’un bock à bière. Les mots s’éteignent entre les arbres et retombent en vrac comme des feuilles mortes. Frôlant la ligne d’horizon, un équipage d’oies sauvages voyage en voilier. Sans sabord ni tribord, ils servent à tour de rôle de poupe ou de proue. On ne sait pas encore ce qui leur sert de sextant. Je prends le sentier le plus abrupt. J’ai toujours été rétif aux espaces plats. J’aime à regarder plus haut que le bas-fond des pieds, là où la terre et le ciel sont des ventres jumeaux. L’homme dépaysé n’a de terre qu’en lui. Il habite ses mots.